Docteur Olivier Bertrand : cannabis, santé mentale et rôle de l’interdit Part 2
Dans la première partie, le docteur Olivier Bertrand, spécialiste en addictologie, a commencé à nous raconter ce que signife aborder, avec des connaissances scientifques, le thème de la santé mentale en lien avec la consommation du cannabis. Quels sont les mécanismes à l’origine des addictions ? Pourquoi n’est-il pas scientifique de criminaliser une substance en tant que telle ? Quel sens de réalité trouve-t-on à l’antagonisme entre drogues illégales et médicaments d’ordonnance ? Aujourd’hui, dans ce deuxième chapitre, le principal doute qui nous hante est : quel rôle joue l’interdit dans l’évolution des habitudes des consommateurs d’une substance illégale ? Sommes nous en présence d’un pilier fondamental dans la protection de la santé publique ou plutôt en présence d’un monstre granitique qui, à travers sa rhétorique, stigmatise quiconque se pose en travers de son chemin ?
Souhaitez-vous parler plus spécifiquement du rôle de l’interdit ?
L’interdit pour les adultes, de manière contre intuitive, est générateur d’addictions à bien des égards. Pour rappel, l'objectif de la loi française de 1970 pour réduire les usages problématiques était de supprimer l’ensemble des usages tout simplement. Il fallait donc dissuader la population de consommer, en mettant le plus d’obstacles répressifs possibles entre les citoyens et “la drogue “ et obliger les usagers à se sevrer de ces nouveaux produits non culturels en France. Pour cela, les autorités n’ont pas hésité à jouer sur les peurs des populations, quitte à détourner la science, en s’appuyant sur deux dogmes fallacieux aujourd'hui largement réfutés : l’usage entraînerait une dépendance forte et immédiate mais il entraînerait aussi une aliénation mentale avec des troubles du jugement rendant l’individu irresponsable. Cette idéologie dogmatique nie ainsi tout usage responsable des produits stupéfiants alors que ce dernier reste possible pour l’alcool, créant au passage une dichotomie arbitraire incompréhensible. De plus, l’interdit va précisément à l’encontre des bases fondamentales du soin en addictologie, définies dans les années 2000, où le patient “addict”, volontaire et au centre de la démarche de changement, doit bénéficier d’une attitude bienveillante et valorisante. C’est pourquoi la répression de l’usage pérennise les addictions par nature en marginalisant davantage les individus, de la privation du permis de conduire jusqu’à la détention pénitentiaire, alors qu’ils ont besoin au contraire de s’épanouir personnellement et de socialiser davantage pour rétablir un équilibre sans consommation problématique et déjouer l’addiction, pathologie du lien. La répression de l’usage n’est pas une mesure complémentaire à la prévention, c’est une mesure concurrentielle.
Quels autres problèmes le prohibitionnisme et la répression anti-scientifique génèrent-ils par opposition à la simple prévention quand combinée à une information correcte ?
L’interdit est infantilisant, ce qui éloigne les usagers de “l’empowerment”, c’est à dire du pouvoir et de la capacité d’agir pour un usage responsable: sur un plan philosophique, il apparait aberrant de vouloir protéger les adultes d’eux même, auquel cas les pratiques masochistes, les scarifications, et bien sûr le suicide, atteinte ultime, devraient être sanctionnés pénalement. En outre, l’interdit pour les adultes représente un frein majeur à la prévention et au diagnostic des conduites addictives, mais aussi à la connaissance scientifique et à la formation des professionnels de santé, aggravant le défaut de prise en charge des usages problématiques. En effet, il véhicule intrinsèquement un tabou sociétal puissant qui entraîne clandestinité et méfiance, peu propice à la confidence et à la reconnaissance des usage problématiques, mais aussi à l’éducation familiale pour un usage responsable, comme cela est le cas pour l’alcool. Il est difficile d’éduquer la jeunesse à un comportement interdit sans compter sur le fait qu’en parler à ses enfants peut amener à des problèmes judiciaires.
Et quel rôle joue l’interdit pour accélérer l’attention des adolescents à franchir les limites imposées par la société ?
L’interdit expose particulièrement la jeunesse aux usages problématiques et apparaît être incitatif chez les moins de 26 ans qui aiment braver les interdits et qui n’ont pas encore de responsabilités (travail, famille..;) ni le sens des responsabilité. Ce caractère incitatif de l’interdit s’observe, non seulement en termes d’usage, mais aussi de trafic, car cette frange de la population dispose en général de peu de moyens financiers et d’un milieu protégé propice à la distribution de produits. Il est grand temps de sortir le cannabis des lycées, lieu de vente principal pour les 15-18 ans. L’interdit ne protège pas, au contraire, il expose à de nombreux risques là où une régulation responsable permettrait de limiter ces risques. Plus un produit représente des risques potentiels, plus son marché doit être encadré par l'État. Criminaliser le commerce d’un produit naturel plébiscité et cultivé dans tous les villages de France est un non sens car c’est renoncer à l’encadrement légal de la filière et au contrôle de la qualité des produits circulants pour des millions de citoyens, mais c’est surtout remettre un marché colossal aux mains de personnes peu scrupuleuses animées uniquement par le profit. Mais encore, l’interdit est délétère pour la société en termes de sécurité, d’emploi, d’économie et de cohésion sociale. La prohibition scinde la population en fonction de l’apéritif choisi, ce qui semble être une mesure discriminatoire inique stupide et teintée de xénophobie. La prohibition du cannabis en France coûte un milliard d’euros par an alors que sa régulation en rapporterait le double à l'État. Alors que la prohibition génère directement le trafic, la criminalité et la corruption associées, la répression l’entretien : quand la police démantèle un réseau, nous observons systématiquement un regain de violence lié au manque à gagner , sans compter sur le fait que les bandes rivales se battent pour reprendre le territoire inoccupé, ce qui donne lieu régulièrement à des bains de sang en pleine rue avec parfois des balles perdues qui tuent de simples riverains. La prohibition se révèle parfois particulièrement meurtrière en lien là encore à une surenchère folle entre trafiquants et forces de l’ordre, comme en Colombie et au Mexique, où les narcotrafiquants terrorisent la population ou encore aux Philippines où les exécutions extrajudiciaires des usagers sont encouragées par les autorités … Elle tue en France également (325 morts en 2023 liés à des règlements de compte entre trafiquants).
Que recommandez-vous aux législateurs français pour réduire l’impact multi-négatif des interdits ?
Pour réduire les usages problématiques et limiter les dommages sociétaux liés à l’usage de cannabis, la France a tout intérêt à reconnaître et encourager les usages sans dommages mais aussi les usages bénéfiques du chanvre à THC, notamment thérapeutique, plutôt que de gaspiller chaque année de manière aveugle des crédits publics astronomiques pour une guerre perdue d’avance. Une telle politique permettrait de codifier les usages responsables et d’édicter des normes qui pourrait, après des décennies, s’inscrire dans l’inconscient collectif de la population et conférer une certaine protection contre le mésusage de cannabis, comme cela est le cas pour l’alcool. La prohibition des produits stupéfiants, est un jeu de dupe qui consiste à nous faire croire à un mirage, celui du fléau de “la drogue et de la décadence de la jeunesse”, afin de justifier la répression des usagers sans avoir à débattre des intérêts politiques occultes peu avouables : contrôle de la population et des minorités ethniques, contrôle des économies des pays producteurs du sud, financements occultes avec l’argent du trafic de l’OCRTIS (branche française de la police internationale des stupéfiants) et des politiques aux affaires, comme a pu en témoigner Hubert Avoine dans son livre: « L’infiltré» (Air Cocaïne, affaire François Thierry & Sophian Hamdi). Cette politique n’a pas sa place dans un état de droit respectueux de la santé et de la sécurité de ses concitoyens.
Pour revenir à la science après cette approche du politique, quand on aborde l'étude de l'interaction entre les êtres humains et les substances, la notion de substance, combinée à celles de SET et de SETTING, devient très importante. Souhaitez-vous nous expliquer en quoi consiste ce triptyque et pourquoi est-il indispensable quand on parle de drogue et de cannabis en particulier ?
Comme l’a défini Claude Olivenstein dans les années 1970, l’effet des substances psychoactives est le résultat d’interactions entre elles, l’état d’esprit du sujet (SET) et le contexte socioculturel (SETTING) dans lequel se développe la consommation. Chaque partie du triptyque a ses propres caractéristiques et c’est la combinaison qui va déterminer le résultat obtenu en termes de bénéfices et de dommages. Chaque Substance Psychoactive a ses spécificités, il en va de même pour les usagers (habitude de consommation, état d’esprit, motivation d’usage, vulnérabilité physique, psychologique ou sociale…) mais aussi pour les contextes socioculturels selon les différentes cultures et législations à travers le monde. De manière caricaturale, l’usage modéré de THC amplifie les sensations et les émotions, pouvant ainsi entraîner une crise de paranoïa chez un cultivateur français stressé qui vient de se faire cambrioler ou à l’inverse, une crise de fous rires chez un usager Allemand détendu dans une soirée entre amis; tout réside dans le choix du moment et du lieu propice pour consommer, si tant est que ce choix est encore possible sur un plan individuel mais aussi sociétal, c’est à dire pour les usagers non dépendants ou peu dépendants (90% des usagers) et pour les citoyens des pays qui ont au minimum dépénalisé de facto l’usage. En effet, si l’addiction est par définition une perte de liberté, celle de la capacité à s’abstenir de consommer, la répression de l’usage est par définition une perte de plusieurs libertés fondamentales, celle de la capacité à consommer à moindre risque, mais aussi à cultiver, à se soigner, à s’exprimer, à se déplacer…
Première partie de l'interview ici