Docteur Olivier Bertrand : cannabis, santé mentale, risques d’addiction et potentiel thérapeutique Part 3
Nous sommes fiers de publier aujourd'hui le troisième et dernier épisode de notre conversation avec le docteur Olivier Bertrand, spécialiste en addictologie qui a voulu nous peindre une fresque scientifiquement détaillée sur la relation controversée entre consommation de cannabis et santé mentale. Avec la troisième et dernière partie de l'interview, nous vous proposons la clôture d'un dialogue qui avait comme objectif l'information sur les risques liés à une consommation excessive de cette plante et l'explication des opportunités représentée par la marijuana dans l'avenir de la science médicale.
Par Fabrizio Dentini
Quels sont les risques de l'addiction au cannabis et comment les identifier ?
Les risques d’addiction peuvent être liés à l’usager, au produit et au contexte socioculturel et donc au statut légal du produit. Concernant l’usager, les principaux facteurs de risques d’addiction au THC sont la précocité des premiers usages réguliers, à fortiori au cours de l’adolescence, et les périodes de vulnérabilité psychologique, a fortiori toutes personnes ayant des antécédents psychiatriques. Plus vous commencez tardivement à consommer régulièrement du cannabis, plus le risque d’addiction est faible. L’adolescence est une période d’instabilité et d’incertitude où rien n’est encore déterminé socialement et où l’usage de cannabis peut rapidement prendre une place très importante. Sur le plan neurologique, le cerveau est en pleine maturation où l’épissage neuronal bat son plein. Or, le THC est un neuromodulateur qui perturbe ce processus d’élagage synaptique consistant à sélectionner les circuits neuronaux pour adapter au mieux les réponses comportementales face à telle ou telle situation. Concernant le produit, le cannabis présente un pouvoir addictogène limité, bien inférieur à celui de la nicotine ou de l'héroïne. Concernant le contexte socioculturel, plus le produit est intégré culturellement, plus les bonnes pratiques d’usage se transmettent facilement et plus le risque d’addiction est faible. Et le préalable à toute intégration culturelle d’un produit est une régulation légale de sa filière.
Quelle est la différence entre un consommateur social et un consommateur dépendant ?
Un usager social du cannabis choisit les moments où il décide de consommer. Un usager dépendant n’a plus cette capacité de choix, ce qui l’oblige à aménager chaque situation pour pouvoir consommer et à subir les quelques moments où il ne peut absolument pas consommer (voyage long courrier, journée d’examen).
Est-il possible d’élaborer un « manuel prêt à l’emploi » pour reconnaître les usages problématiques de cannabis ?
Ils existent plusieurs outils de repérage de l’addiction au cannabis sous forme de questionnaire simple et rapide (4 à 6 questions) comme le test CAST (cannabis abuse screening test) ou le test CAGE. Ces outils reposent bien entendu sur la sincérité du répondant et en auto questionnaire, ils peuvent permettre aux usagers de faire le point par rapport à leur consommation. Cependant, ils n'évoquent que l’addiction et pas les autres dommages, notamment ceux liés au mode d’administration. En revanche, il n’existe pas encore de manuel prêt à l’emploi pour consommer du cannabis à moindre risque mais l’association NORML France devrait pallier cela dans les années à venir sans nul doute.
Serait-il possible d’estimer le coût sanitaire de la consommation de cannabis dans l’Hexagone ?
En 2003, le coût sanitaire et social du cannabis en France est chiffré à 3€ par habitant et par an (600€/hab/an pour l’alcool), alors que le coût légal est estimé à 12 € par habitant et par an (0,75€/hab/an pour l’alcool).
Il semblerait que toutes les lois inspirées de la doctrine prohibitionniste fassent comme si la grande majorité des consommateurs adoptaient des modèles problématiques. Quel pourcentage de consommateurs quotidiens de cannabis représente réellement un problème pour eux-mêmes et pour la société ?
Le dogme prohibitionniste repose sur le mythe de la dépendance immédiate et de l'aliénation de l’individu, entraînant une négation de tous les usages non problématiques qui représentent pourtant la majorité des usages. En réalité, environ 5% des usagers ne parviennent pas à déjouer l’addiction (30% des usagers quotidiens). Ce risque de dépendance au THC est donc variable, bien souvent nul ou faible en cas de bonnes pratiques d’usage, ou au contraire élevé, en cas de mauvaises pratiques (usage matinal, solitaire, quotidien, intensif). Par ailleurs, ce n’est pas l’usage de cannabis qui entraîne des dommages sur le long terme, mais l’inhalation de fumées par combustion qui entraîne cancers, maladie cardiovasculaires et respiratoires. Ce mode de consommation représente 90% des usages en France contre seulement 10% aux Etats Unis, ce qui illustre bien en quoi une éducation aux bonnes pratiques de consommation permet de réduire considérablement les risques et les dommages. Sur le plan sociétal, bien que les deux tiers de la population française considèrent que les usagers représentent un danger pour autrui, les dommages réels pour la société liés à l’usage sont faibles selon les experts addictologues. Quant aux conséquences sociales des troubles du comportements liés à l’usage, elles sont très limitées car le THC à dose usuelle est plutôt inhibiteur sur le plan moteur, il entraine peu de troubles de la coordination et n’altère pas les facultés de jugement, comme le rapportent plusieurs études américaines robustes sur la sécurité routière. Pour conclure, le principal dommage pour la société de l’usage de cannabis est finalement le coût abyssal et intarissable de sa répression.
Il y a une contradiction évidente dans le discours étatique qui oppose les consommateurs pour des raisons médicales aux consommateurs pour des raisons hédonistes. Ne croyez-vous pas qu'il existe une continuité dans la recherche du plaisir entre ceux qui consomment du cannabis grâce à une prescription et ceux qui en consomment en dehors d'un cadre strictement thérapeutique ? Quel rôle joue la recherche du plaisir dans la consommation de cannabis et cette recherche en elle-même n’est-elle pas profondément thérapeutique ?
Il existe bel et bien un continuum des usages autour de la notion de bien être, que les motivations d’usages soient médicales, hédoniques, anxiolytiques ou sociales. Cette notion de bien être global à la fois physique, psychologique et social correspond à la définition de la santé selon l’OMS. De manière choquante, la plupart des motivations d’usages concernerait in fine l’amélioration de la santé. Tout le paradoxe est que la plupart des usagers ont des pratiques de consommations dommageables (combustion, association au tabac), que certains ne déjouent pas l’addiction et que les bénéfices sont clairement amoindris en cas de dépendance.
Que pensez-vous en tant que médecin de vivre dans un pays qui est parmi les derniers en Europe à s’orienter vers un modèle de production et de distribution de cannabis thérapeutique ?
Pour les patients dans le besoin, il s’agit clairement d’une perte de chance par privation de traitement, comparativement aux citoyens de tous les pays limitrophes qui peuvent avoir accès aux phytocannabinoïdes. Certains patients pratiquent l’automédication et s’exposent à de nombreux risques et à une sanction pénale pour se soigner, cela est clairement scandaleux. Pour les professionnels de santé français, il est regrettable d’avoir une boite à outils en moins dans l’arsenal thérapeutique, une boite à outils utile qui bénéficie de surcroît d’une sécurité d’emploi importante, sans risque létal, contrairement à certaines médications courantes et aux idées reçues. Prenons l’exemple de la schizophrénie, selon les études de Leweke, le CBD à 1000 mg/ j est aussi efficace pour réduire les symptômes productifs que les neuroleptiques de dernière génération, sans les effets secondaires graves ou invalidants de cette classe de médicaments (prise de poids, montée laiteuse, décès) et le THC, lui, pourrait améliorer les symptômes déficitaires.
Quel est votre avis sur le potentiel de cette boite à outils thérapeutiques alternatifs?
Cette classe de médicaments devrait intéresser l’ensemble des spécialités médicales tant son spectre d’action est vaste : de la pédiatrie (autisme, TDAH) à la gériatrie (Alzheimer), de la neurologie (sclérose en plaques, SLA, Huntington, douleurs neuropathiques) à la psychiatrie (PTSD, dépression, Schizophrénie), de l’oncologie aux maladies orphelines (Gilles de la Tourette, épilepsie de Dravet / Lennox Gastaut), en passant par l’ophtalmologie (glaucome à angle ouvert), la pneumologie (asthme), la gastro entérologie (maladie de Crohn), la cardiologie (athérome), la diabétologie et j’en passe. En effet, sans être une panacée, les phytocannabinoïdes peuvent avoir des indications dans de nombreuses pathologies chroniques poly symptomatiques comme le rapportent à travers le monde et les époques des millions de témoignages de patients corroborés par des milliers d'études scientifiques. Évidemment, nous devons disposer de produits adaptés à l’usage médical en termes de voies d’administration et de posologies (vape pour un effet très rapide, huile sublinguale ou lyoc pour un effet rapide, patch et gélules pour un effet durable).
Et sur le plan biochimique ?
Sur le plan biochimique, les phytocannabinoïdes sont des super principes actifs car ils peuvent agir sur plus de 40 récepteurs différents, mais ce sont les seuls à agir sur le système endocannabinoïde (CB1 et CB2). Ce système archaïque et ubiquitaire présent dans tous les tissus de l’organisme (et pas seulement dans le cerveau) est impliqué dans les mécanismes de l'homéostasie : sollicité en cas de rupture des équilibres physiologiques, il est directement impliqué dans les mécanismes de réparation des tissus lésées. Les cannabinoïdes peuvent diminuer ou stopper les symptômes de certaines maladies chroniques, notamment en cas de défaillance du système endocannabinoïde, et dans la plupart des cas ils améliorent significativement le confort de vie en limitant les troubles instinctuels (amélioration de l’appétit, du sommeil et de l’élan vital). Prenons l’exemple de la sclérose en plaques, un traitement phyto cannabinoïde va permettre de diminuer partiellement ou totalement les douleurs et la spasticité, d’améliorer l’appétit, le sommeil et le moral et de réduire drastiquement l’ordonnance du médecin (exit somnifère, antidépresseur, antalgique et myorelaxant...) et in fine réduire le coût pour la société.
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