Docteur Olivier Bertrand : cannabis et santé mentale Part 1

Fabrizio Dentini
19 Nov 2024

Le Docteur Olivier Betrand est médecin généraliste, spécialisé en addictologie et lauréat de la faculté de médecine de Nancy. Installé aujourd'hui dans le sud Gironde, il a milité en faveur de la réglementation du cannabis à travers le CIRC Nord-Est [Collectif d'information et de Recherche Cannabique] et NORML France (National Organization for the Reform of Marijuana Laws). C'est grâce à un rendez-vous sur Youtube organisé par cette association d'inspiration américaine qui nous avons décidé de développer l'entretien suivant en essayent à comprendre ce qui signifie parler de cannabis et santé mentale.


SSFR : En considérant votre parcours de spécialisation médicale, qu’est-ce qui vous a amené à l’activisme du cannabis ?

Olivier Bertand : L’obscurantisme et les positions dogmatiques sur le cannabis sont prégnantes en France, donc j’avais besoin d’un challenge et je souhaitais poser les fondations d’un autre discours sur le cannabis et les substances addictives en général, plus scientifique, plus pragmatique et plus empathique envers les usagers.

Comment devient-on addictologue ?

Ce sont les résultats de ma thèse de médecine générale qui m’ont poussé à faire une spécialisation en addictologie. Celle-ci, à travers l’analyse de 978 questionnaires, portait sur les perceptions des médecins généralistes lorrains concernant les dommages et les bénéfices liés à l’usage de cannabis, d’alcool et du tabac. Les résultats ont pu être comparés directement aux perceptions des experts de la FFA [Ndr. Fédération Française D'Addictologie], mais aussi à la population générale et nous avons pu déterminer le facteur principal influençant les perceptions des dommages et des bénéfices liés au cannabis.

Quel était ce facteur déterminant ?

Le positionnement des médecins par rapport à la régulation de la filière cannabis et non, contre toute attente, le genre, l'âge ou le fait d’avoir déjà consommé. Plus les médecins étaient tolérants à une régulation de la filière, plus leurs perceptions se rapprochaient de celles des experts de la FFA. Ce travail a objectivé la très grande hétérogénéité des perceptions des médecins sur le cannabis alors qu’elles étaient beaucoup plus homogènes pour l’alcool et le tabac, notamment concernant les dommages. Ces derniers pouvaient être perçus pour le cannabis comme quasi nuls, moins dangereux que la TV, ou à l’inverse comme extrêmement importants, perturbant profondément l’identité du sujet et comparables à la roulette russe. Ces résultats m’ont fait prendre conscience de la carence de formation des médecins mais aussi du poids de l'idéologie sur leurs discours et la prise en charge des patients qui en découle.

Quels mécanismes sont à l'origine du développement d'une addiction ? S'agit-il d'un processus purement biologique ou y a-t-il, et dans quelle mesure, une composante sociale ?

Le développement d’une addiction repose sur des processus biologiques complexes que la neurobiologie moderne aidée par l’imagerie fonctionnelle (IRM) explique en grande partie. Schématiquement entrent en jeu trois circuits neuronaux vitaux autours du thalamus (zone profonde du cerveau) en lien avec l’hypothalamus et l’hypophyse (sécrétions hormonales) : le circuit des émotions, notamment l’amygdale, le circuit de la récompense, notamment le noyau accumbens (voie mésocorticolimbique ou circuit du conditionnement) et le circuit de la mémorisation, notamment l'hippocampe (circuit hippocampo-mamillo-thalamo-cingulaire ou circuit de Papez). Ce dernier circuit est celui de l’apprentissage, ce qui signifie que le risque d’addiction, en partie sous le contrôle du cortex, est modifiable et que l’on peut le prévenir en cas d’usage de produits addictogènes. L’addiction est avant tout sous tendue par l’éducation à l’usage transmise et donc par l’environnement du sujet (éducation familiale) et la place qu’à le produit dans la société (éducation sociétale).

Et sur le plan neurobiologique ?

Sur le plan neurobiologique, l’addiction repose sur le phénomène dit “de tolérance” qui signifie une diminution des effets et du plaisir ressenti en cas de consommation répétée. Elle est liée à une contre régulation de l’organisme face à l’apport régulier de grandes quantités de THC exogènes. D’une part cela induit une baisse de la production des récepteurs CB1 cérébraux entraînant une diminution des effets psychotropes ressentis et de la gratification obtenue (récepteurs CB1 amygdalien) mais cela diminue également la sécrétion cérébrale de dopamine (plaisir) sérotonine (optimisme), opioïdes et cannabinoïdes endogènes (bien être), entraînant une diminution du plaisir global ressenti. Le tout ayant pour but de freiner le comportement d’usage et donc de consommer moins souvent et des quantités moindres, et non de consommer plus pour obtenir le même effet.

Que se passe-t-il lorsque on consomme de plus grandes quantités pour obtenir le même effet ?

Si tel est le cas, le système s’emballe et le mécanisme de l’addiction s’enclenche par l’activation artificielle répétée du circuit de la récompense. A noter que ce circuit est absolument vital pour l’individu puisqu’il fournit la motivation nécessaire à la réalisation de comportements ou d’actions permettant à un être vivant de survivre, notamment boire, manger et se reproduire.

Ne pensez-vous pas que notre société repose dans une certaine mesure sur le développement structurel d'une addiction de masse à différentes substances et modes de vie dont personne ne peut se considérer vraiment libre ?

A moins de vivre dans une tribu animiste survivante en Amazonie ou en Papouasie ou bien encore dans une communauté Amish, notre société technologique et individualiste occidentale est addictogène à de nombreux égards, notamment en exigeant toujours plus de rapidité et d’instantanéité, mais aussi parce qu’elle allègue une part croissante à la reconnaissance du plaisir individuel tout en s’affranchissant des doctrines religieuses. Surtout, notre société productiviste, libérale et capitaliste, basée sur le profit, est fortement créatrice de besoin qui deviennent rapidement indispensable par mimétisme social puis par effet d’accoutumance. Imaginez-vous vivre en 2024 sans écrans (smartphone, TV, Internet), sans voiture, sans électroménager comme il y a 70 ans ? Sans électricité, chauffage central et eau courante comme il y a 150 ans ? Si toutes ces technologies disparaissaient subitement, la société serait sans nul doute profondément désorganisée et témoignerait de notre dépendance forte aux progrès. Toutefois, il est nécessaire de dissocier la notion de dépendance qui peut s’appliquer à de nombreux comportements régis par notre mode de vie et la notion de psychoactivité spécifique aux drogues, qui module nos perceptions, nos émotions, nos cognitions et donc notre façon d’appréhender le monde. Les points communs aux addictions de substances et aux addictions comportementales sont le craving, c'est-à dire le besoin impérieux et irrépressible de consommer (sexe, jeux, substances psychoactives...) et la perte de contrôle entrainant la poursuite du comportement malgré la conscience des conséquences dommageables.

Pourquoi il n'est absolument pas scientifique de criminaliser une substance, dans notre cas le cannabis, en tant que telle ?

C’est une évidence scientifique factuelle : la criminalisation d’une substance est non seulement inefficace mais aussi contre-productive pour les usagers comme pour la société. L’interdit pour les adultes n’a pas d’impact significatif sur les consommations car les déterminants de l’usage de substances psychoactives et addictives (SPA) sont avant tout anthropologiques et sociologiques. Depuis la mise en place de l’interdit total en 1970, la consommation des produits interdits n’a eu de cesse d’augmenter (cannabis + 500%, cocaïne + 300%), alors que parallèlement la consommation des produits légaux n’a cessé de diminuer (alcool - 50%, tabac -30%), ce qui laisse suggérer que c’est l’encadrement légal des usages qui permet de réduire les usages problématiques.

Cela signifie-t-il qu’il n’y a pas de corrélation entre un contexte législatif répressif et une baisse de la consommation ?

Plus d’une centaine de lois sont venus durcir la prohibition et enrichir l’arsenal répressif initial durant le demi-siècle passé en France et pourtant la consommation des produits stupéfiants a explosé, ce qui prouve l’absence ou la très faible corrélation entre interdit et diminution des usages ; Plus on consomme, plus on réprime; et si la consommation augmente pour des facteurs sociologiques, ce qui est cas durant ces dernières décennies, la réponse publique va être de réprimer davantage, comme dans une sorte de surenchère folle et obscurantiste. La folie, dira Albert Einstein, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent. D'ailleurs l’interdit pour les adultes n’est pas dissuasif car il est contre nature : vouloir éradiquer une plante de la planète revient à criminaliser la nature. Cette guerre aux drogues non pharmaceutiques a toujours été perdue d’avance et le sera toujours car l’usage de substances psychoactives et addictives répond à un besoin humain immuable et ancestral décrit par les anthropologues. De tout temps, les hommes se percent, se tatouent et se droguent, c’est donc bien la demande qui crée l’offre et non l’inverse à l’instar des nouvelles technologies

 Docteur Olivier Bertrand : cannabis et santé mentale
Dr Olivier Bertrand

Comment vivez-vous la dichotomie entre drogues illégales et médicaments légaux sur ordonnance ?

Sur le plan sanitaire aucun argument scientifique ne peut justifier le clivage entre les drogues légales et illégales en termes de dangerosité des produits, particulièrement concernant l’usage de cannabis. C’est probablement ce qui explique en partie l’inefficacité de l’interdit car toute loi, pour être acceptée et respectée, doit être justifiée, comprise et intégrée par la population. Pour rappel, l’éthanol est un toxique cellulaire puissant qui peut entraîner des troubles du jugement et une dépendance physique sévères, avec risque létal en cas de surdosage ou de sevrage brutal et le THC est un antioxydant cytoprotecteur, messager cellulaire, sans risque létal en cas de surdosage, qui entraîne peu de troubles du jugement et une dépendance nettement moins problématique que celle de l’éthanol, avec des fréquences d’addiction similaires concernant 5 à 10 % des usages. Par ailleurs, il existe depuis 2010 un large consensus scientifique mondial pour s’accorder sur le fait que l’éthanol est la substance psychoactive et addictive qui entraîne le plus de dommages individuels et sociétaux (Nutt et AL, Reynaud et AL), et pour autant, doit-on prohiber l’alcool ? Certainement pas car cela aurait des conséquences très néfastes aussi bien pour les usagers que pour le reste de la société. La prohibition et la répression de l’usage crée de facto une délinquance et supprime toute éducation sociétale à l’usage à moindre risque.

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Fabrizio Dentini