Yann Bisiou : « La prohibition est une lutte sans fin et sans espoir »

Olivier F
25 Mar 2025

Yann Bisiou est maitre de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’université de Montpellier et spécialiste du droit de la drogue. Il est l’un des rares experts favorables à la légalisation à intervenir régulièrement dans les médias. Yann Bisiou a écrit de nombreux articles et a participé à l’écriture de plusieurs livres sur le sujet.


SSFR : Pourriez-vous vous présenter à nos lecteurs qui ne vous connaissent par encore ?

Yann Bisiou ; Je m’appelle Yann Bisiou. Je suis maître de conférences à l’Université Paul Valéry de Montpellier. Je travaille sur le droit de la drogue depuis 1989. J’ai écrit 50 ou 100 articles dans des revues juridiques. J’ai participé à une vingtaine de livres.

Vous avez fait une thèse sur le monopole des drogues dans les colonies françaises…

Ma thèse concernait la régie de l’opium en Indochine, la régie de l’opium à Tahiti et la régie du kif et des tabacs au Maroc. Avec ma thèse, je faisais le tour du monde de l’administration française vendant de la drogue.

Vous avez travaillé pour  l’implémentation des conventions globales sur là drogue à Vientiane, la capitale du Laos au sein de l’office des drogues et de la criminalité. En quoi consistait ce travail ?

J’ai travaillé pendant un an pour les Nations Unies, plus précisément pour le programme de lutte contre la drogue de l’ONU. J’ai donc travaillé pendant un an pour la prohibition avant de me rendre compte de l’échec phénoménal du dispositif et de partir pour l’université. Au Laos, un pays situé dans le « Triangle d’or », c’était essentiellement la question de l’opium et celle de l’application des conventions internationales que le pays avait signées. C’était assez  surréaliste ! Le Laos avait peu d’administration et les zones concernées étaient difficiles d’accès. Il faut savoir que la question de l’opium est beaucoup plus facile à gérer que celles du cannabis ou de la coca. Pour un paysan, l’opium, c’est beaucoup de travail. Le rendement est relativement faible. Quand les têtes sont mures, il faut passer deux fois dans les champs, une fois le matin pour inciser les têtes et une fois l’après-midi pour récupérer l’opium goute par goutte. La culture du cannabis ou de la coca demande moins de travail et permet de gagner beaucoup d’argent. Pour l’opium, c’est un travail titanesque. C’est donc plus facile de proposer aux producteurs des alternatives à la culture du pavot. Au Laos, la culture du piment rapportait plus que le pavot. Mais il faut avoir les infrastructures, les flux commerciaux. L’opium, c’est la sécurité. Les dealers payaient d’avance.

Que vous a appris cette expérience ?

Je ne suis resté qu’un an. J’ai démissionné. C’était une véritable usine à gaz, une bureaucratie sans nom et qui tourne à vide avec une efficacité extrêmement limitée. Déjà à cette époque, dans les années 90, le trafic arrivait à s’adapter. Quand on avait mis le premier scanner à l’aéroport, les trois premiers jours, les saisies étaient de plusieurs kilos. Puis, au bout de trois jours, il n’y avait plus aucune saisie. Les trafiquants avaient trouvé une autre route. Ils s’étaient adaptés en 72 heures. On voyait déjà à cette époque que la prohibition était une lutte sans fin et sans espoir. Au mieux, ça ne sert à rien et au pire, ça aggrave les choses.

Quand vous êtes-vous positionné pour la légalisation ?

Dés l’origine. Dans ma thèse, il s’agissait en fait de réfléchir sur la légalisation. Je viens d’une filière du droit pénal qui été très réservé sur l’efficacité de la sanction. J’ai été formé par Mireille Delmas-Marty. On sait que la prohibition ne marche pas. La répression n’a pas toujours les effets qu’on en attend. Dés l’origine, j’étais pour la légalisation.

Vos étudiants sont-ils eux aussi favorables à la légalisation ?

Ça dépend. Dans ma fonction d’enseignant, j’ai très peu de cours sur la drogue car ce n’est pas un thème majeur dans la formation des étudiants. Je vais intervenir de façon ponctuelle. Ce n’est pas à moi de demander le point de vue des étudiants. J’expose mes arguments et chaque étudiant peut les contester, en discuter.. Ça dépend beaucoup des filières aussi. Quand vous intervenez en psycho,  les étudiants sont très préoccupés par les risques liés à la consommation. Ils vont être confrontés à des gens en souffrance ou en difficulté à cause de leur usage de drogues. Dans d’autres secteurs, ils vont être beaucoup plus tolérants sur la consommation. Il y a trois masters pour lesquels j’interviens sur le sujet des drogues : social, psycho et géopolitique.

Vous êtes à la fois universitaire et militant pour la légalisation. Cela vous a t-il déjà posé des problèmes ?

On a un énorme privilège en tant qu’enseignant à l’université. On a une totale liberté d’expression sur nos champs de compétence. Je n’ai jamais été mis en cause par un quelconque membre du gouvernent pour mes positions. Par contre, on a  pu me dire qu’on n'était pas d’accord avec moi. Pendant plusieurs années j’ai même été membre du conseil scientifique de la MILDT, devenue la MILDECA (NDR : Mission interministérielle de lutte contre la drogue et les tendances addictives). J’ai également été membre du conseil scientifique de l’OEDT (NDR : Observatoire européen des drogues et toxicomanies). Et je n’ai jamais été critiqué pour mes positions. Je n’ai aucun problème si on me dit que je suis à la fois un scientifique et un militant. Je remarque que les gens qui défendent la prohibition sont aussi des militants. Et généralement, on ne leur fait pas remarquer. Le discours de Gérald Darmanin est un discours militant. En tant que scientifique, la règle est celle de la reproductibilité. Lorsque j’affirme quelque chose, il faut que je le justifie. Et ce n’est pas le cas de Darmanin. J’apporte des éléments à chaque fois. J’ai des références et des pièces. On peut juger sur pièces et on  peut me contester ou contester la lecture que j'en fais. Mais je donne mes sources et je donne mes références.

Y a t-il d’autres chercheurs qui sont sur la même ligne que vous ?

Sur la question des drogues, nous sommes très peu nombreux. En gros, il y a moi et Renaud Colson.

Quelle est votre principal argument en faveur de la légalisation ?

Ça ne peut pas être pire que la prohibition. C’est le principal argument. Il y a encore eu un mort et un blessé grave cette nuit à Montpellier. On est face à un désastre. On ne peut pas se satisfaire de cette situation. C’est un désastre démocratique, un désastre social et un désastre politique. Personne ne peut être satisfait.

La liberté individuelle est aussi un argument pour la légalisation…

C’est une vraie question. Un de mes collègues chercheur et historien qui a travaillé sur la première loi française sur la prohibition en 1916, qui interdisait non pas l’usage simple mais l’usage en société, a retrouvé les documents de l’époque. Et le ministre avait noté en marge du document ; « Je doute que cela soit légal. » La question de l’atteinte à soi même et l’infraction contre soi-même est une question qui se pose. Les juristes l’ont résolu de deux façons, une mauvaise et une plus intelligente. Au moment du vote de la loi de 1970, on avait dit que c’était une contrepartie pour la sécurité sociale. Le deuxième argument qui a été avancé, notamment dans la convention européenne des droits de l’homme, était que la consommation de drogue pouvait générer un risque de commission d’infraction. L’argument est fragile. Tout dépend du type de drogue. Les effets sont très différents. Les risques pour la société ne sont pas les mêmes.

Êtes-vous favorable à la légalisation de toutes les drogues ?

Je suis favorable à un principe de légalisation globale des drogues. Par contre, attention à ce que ça veut dire. On ne fait pas la même chose pour tous les produits. Je sui favorable à une prohibition ou à un interdit quand ça marche. Et je rappelle toujours qu’il y a plus de 400 stupéfiants classés en France et on a un problème avec une dizaine d’entre eux. Ça veut dire que pour 390 stups, la prohibition fonctionne. Sur les 10 qui restent, la question est de savoir si on peut contrôler ou pas leur consommation. Il y en a 6 sur lesquels on ne contrôle rien. On est complétement dépassés. L’interdit ne fonctionne pas. On ne va pas légaliser de la même façon le cannabis et l’héroïne. Il y a un programme de légalisation de l’héroïne qui existe en Suisse depuis plus de 20 ans et qui fonctionne très bien. Mais ce n’est pas la même chose qu’une éventuelle légalisation contrôlée du cannabis comme au Canada. C’est un système beaucoup plus contraignant avec un enregistrement et un suivi thérapeutique.  

Vous avez participé à l’écriture de la 2eme édition du Dalloz sur le droit de la drogue avec Francis Caballero, qui nous a quitté récemment…

Le précis Dalloz est le livre de base pour les étudiants.  D’habitude, ils concernent les domaines plus classiques du droit. Francis Caballero a eu l’idée en 1989 de sortir un précis Dalloz sur le droit de la drogue dans lequel il traitait des drogues licites, comme l’alcool le tabac et les médicaments.et des drogues illicites, les stupéfiants. Francis était alors mon professeur et il avait accepté de m’accompagner pour ma thèse que j’ai soutenu en 1994. J’ai ensuite participé à l’écriture de la 2eme édition. Beaucoup de choses avaient changé. Après sa carrière de prof,  Francis est devenu avocat. Il était spécialisé dans la défense des consommateurs de cannabis.

Parmi les pays qui ont légalisé le cannabis, quel est selon vous, le meilleur modèle dont la France pourrait s’inspirer ?

Pour moi, c’est le modèle québecois car c’est un monopole d’état. C’est le modèle le plus équilibré. Les gens peuvent consommer un produit de qualité et il permet en même temps de préserver la santé et la sécurité publique. Je suis très intéressé par le modèle québécois.

Mais au Québec, l’autoculture n’est pas autorisée pour les usagers récréatifs…

En effet, c’est la grande lacune du modèle québécois. L’autoculture de cannabis est un enjeu clé pour la légalisation. Elle permet de protéger la société. Elle permet aussi d’éviter la fiscalisation du produit.  Dans les monopoles des colonies françaises, l’autoculture était interdite. Ce qu’ils voulaient, c’était de l’argent. Le problème, avec les drogues, et on le voit avec le tabac et l’alcool, c’est qu’il est très tentant pour un état d’aller taper fiscalement sur les consommateurs. En autorisant l’autoculture, vous cassez ce modèle économique et fiscal  et vous restez sur un modèle de santé publique.

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