Trichogramma, modèle d’une stratégie naturelle de biocontrôle
Face aux ravageurs qui menacent les cultures, l’être humain a très tôt compris que la nature détenait ses propres régulateurs. Bien avant l’apparition des pesticides, les civilisations agraires observaient que certaines espèces pouvaient naturellement en contrôler d’autres. En Chine, la fourmi tisserande Oecophylla smaragdina était déjà utilisée dans les vergers d’agrumes sous la dynastie Song (960 à 1279), pour éliminer les insectes défoliateurs. Il s’agit d’une des premières formes documentées de régulation écologique des nuisibles.
Par Hortizan
Avec l’essor de l’entomologie au XIXᵉ siècle, ces observations empiriques ont été formalisées. Les travaux de Riley (1871) et Marchal (1912) sur les insectes parasitoïdes ont ouvert la voie au biocontrôle moderne. C’est dans ce contexte qu’émerge le Trichogramma, devenu depuis un modèle de régulation naturelle. Dès 1902, en Russie, F. F. Tschirch en réalise les premiers lâchers contre les ravageurs du maïs et du coton, inaugurant le biocontrôle par parasitoïdes d’œufs.
Décrit par Westwood en 1833, le genre Trichogramma (Hymenoptera) comprend plus de 200 espèces de micro-guêpes parasitoïdes d’œufs de papillons (Pinto & Stouthamer, 1994). Ces insectes minuscules (0,3–1 mm) possèdent des antennes sensorielles développées, un ovipositeur allongé et des ailes frangées facilitant leur dispersion (Chassain, 1990). Le Trichogramma est un parasitoïde oophage : il pond ses œufs dans ceux d’autres insectes. La larve consomme l’embryon, empêchant toute éclosion. En ciblant le stade œuf, il agit avant l’apparition des dégâts, garantissant une régulation préventive. Le cycle complet, de l’œuf à l’adulte, dure 7 à 12 jours à 25 °C (Rosenheim & Hoy, 1989). Le repérage des hôtes repose sur des signaux chimiques précis : kairomones, traces de ponte et molécules volatiles des plantes attaquées (Fatouros et al., 2008).
Diverses études génétiques révèlent que les espèces de Trichogramma se sont différenciées selon leurs milieux et leurs hôtes. T. brassicae régule les ravageurs des cultures tempérées (maïs, blé), T. chilonis s’adapte aux régions chaudes et tropicales (riz, coton), tandis que T. pretiosum prospère dans les zones humides et subtropicales (Hassan, 1994). Cette diversité illustre une remarquable plasticité adaptative : elle permet d’ajuster sa physiologie et son comportement aux conditions locales. Une souplesse évolutive qui explique la répartition quasi mondiale du genre.
Une part de cette adaptabilité provient également d’interactions symbiotiques intracellulaires, notamment avec la bactérie Wolbachia, transmise par les femelles via leurs ovocytes. Présente chez pas moins de 60 % des insectes (Werren et al., 2008), cette bactérie modifie la reproduction. Elle permet à cette espèce de produire une descendance femelle sans intervention des mâles, un processus appelé parthénogenèse thélytoque (du grec thēlys, « femelle », et tokos, « naissance ») (Stouthamer, 1997). Ce mode de reproduction, comparable à un clonage fonctionnel, favorise une multiplication rapide mais réduit la diversité génétique (Cheng et al., 2020). En modifiant la reproduction et la structure des populations, Wolbachia agit comme un agent d’évolution, orientant leurs dynamiques adaptatives.
L’efficacité du Trichogramma dans les grandes cultures en a fait un outil central du biocontrôle moderne. Son efficacité repose sur la synchronisation entre son cycle et celui des ravageurs (Prasanna et al., 2020). La méthode la plus utilisée, dite inondative, consiste à relâcher massivement des Trichogramma élevés sur des œufs parasités d’hôtes de substitution. Placés directement dans les champs ou serres, ils libèrent progressivement les micro-guêpes qui se dispersent et parasitent les œufs des ravageurs, réduisant jusqu’à 90 % les infestations selon les conditions (Smith, 1996 ; Fursov, 1998). En forte croissance dans les programmes de protection intégrée, Trichogramma s’avère particulièrement pertinent pour les cultures à haute valeur ajoutée. Son efficacité a été notamment démontrée dans la protection du cannabis contre la noctuelle de la betterave Spodoptera exigua, la capsule du coton Helicoverpa armigera ou la mineuse sud-américaine Tuta absoluta, principales responsables des dommages floraux (Ajayi et al., 2021). En réduisant la ponte et le développement larvaire, son utilisation limite également les blessures facilitant l’installation de champignons pathogènes, tels que Botrytis cinerea et Fusarium oxysporum (Punja, 2022).
Des essais récents menés par le New York State IPM Program (Cornell University, 2023) ont montré que les lâchers de Trichogramma ostriniae dans le chanvre industriel réduisaient notamment les populations de lépidoptères à un niveau comparable à celui obtenu avec les insecticides chimiques, et ce sans altérer la qualité du produit. Les recherches actuelles explorent également l’association de Trichogramma à des champignons endophytes entomopathogènes, tels que Metarhizium anisopliae et Pochonia chlamydosporia. Capables de coloniser la rhizosphère, d’améliorer la croissance végétale et d’attaquer des ravageurs précis, ils complètent l’action du Trichogramma en éliminant d’autres parasites (Scott et al., 2018). Ces interactions renforcent la stabilité des agroécosystèmes et annoncent une nouvelle génération de biocontrôle multifonctionnel.
Du premier usage expérimental de Trichogramma evanescens dans les champs céréaliers à son application actuelle dans les serres modernes, un même principe perdure : réguler le vivant par le vivant. Ce micro-hyménoptère incarne la maturité d’un biocontrôle fondé sur la précision écologique, capable d’agir en amont des dégâts tout en préservant les équilibres naturels. L’étude du Trichogramma, enrichie par celle des symbioses bactériennes comme Wolbachia, révèle que la régulation biologique repose sur un réseau d’interactions complémentaires entre micro-organismes et insectes auxiliaires, où chaque alliance du vivant devient un véritable levier d’ingénierie écologique.
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