Fleur ou fruit ? Que fumons-nous vraiment ?

Olivier F
16 Jan 2022

On a tout étudié de ses effets, de sa culture ou de ses usages… mais on ne sait toujours pas avec certitude ce que c’est. Je parle des têtes de beuh. Souvent décrites comme des « fleurs » ou « inflorescences » de Cannabis, il n’existe pourtant aucune étude scientifique définissant clairement les « sommités riches en cannabinoïdes » comme étant des fleurs. Serait-il possible que nous ne fumions pas les fleurs du Cannabis, mais plutôt ses fruits ?


Par Kenzi Riboulet-Zemouli

Le XXème siècle fut celui de la montée en puissance et de l’apogée de la prohibition de la plante Cannabis sativa L. Comme toute bonne politique d’exception qui se respecte, la prohibition (qui plus est, mondiale) fut accompagnée d’une chape de plomb sur la science. À partir de la seconde moitié du siècle dernier, en particulier, la recherche ne se concentra quasiment plus que sur les effets néfastes du cannabis. À quelques notables exceptions près, très peu de recherches portèrent sur les applications thérapeutiques de la plante. Pire, la recherche fondamentale fut quasiment réduite à néant.
Au cours de cette période, la plupart des travaux scientifiques font mention de la « marijuana » comme l’objet des recherches, sans plus de précisions quant aux échantillons utilisés (quelle partie de la plante, variété, séchage ou non…?). Ce genre de terminologie vague a pour conséquence de biaiser la recherche, et tend à en discréditer les résultats.
De nos jours, pourtant, la science parle de « fleurs de cannabis »... mais, est-ce vraiment plus correct ?

« Fleur », terme parfait pour déstigmatiser
Le moteur de recherche de publications scientifiques Google Scholar trouve seulement 8 résultats pour « cannabis flower » dans la période 1900-2000, contre 831 résultats entre 2000 et 2021 [1]. Les têtes de cannabis commencent à être largement appelées « fleurs » ou « inflorescences » au milieu des années 2000, sans pourtant qu’aucune nouvelle étude botanique ne soit venue décrire, définir ou expliquer que les têtes fussent des fleurs.
Il semblerait plutôt (mais ce n’est qu’une hypothèse) que le développement du cannabis à visée médicale ait impliqué un changement dans la façon dont on se réfère à ces buds : En 2003, l’Office publique du Cannabis Médicinal des Pays-bas publie la monographie de Cannabis flos (en Latin: fleurs de chanvre). Bien que n’incluant aucune référence justifiant cette dénomination, le terme « fleur » s’impose et prend racine, sans doute aidé par la vision généralement positive des fleurs dans nos sociétés… et peut-être à plus forte raison au pays des tulipes.
L’utilisation du terme connaît par la suite une véritable explosion [2].

Sinsemilia : le fruit sans graine
Les savoirs populaires (eux aussi réprimés et censurés sous la prohibition, mais eux aussi mondiaux) sont exceptionnellement résilients et offrent une variété de sources de connaissance ethnobotanique de la plante uniques. « Sinsemilia » est l’un des termes populaires se référant aux têtes de Cannabis aptes à la consommation. Issu d’Amérique latine (de l’espagnol « sin semilla », « sans graine ») le terme fait écho à un « fruit sans graine » et exclut l’idée de « fleur ».
En effet, en botanique, la seule partie d’une plante qui puisse porter des graines, c’est le fruit. Sans exception. Lorsque l’on se réfère à « quelque-chose sans graine » c’est donc nécessairement d’un fruit que l’on parle. Les fleurs ne portant jamais de graines.
Or, les fruits qui se développent sans graines, c’est courant : bananes, pastèques, clémentines, pamplemousses, ananas, concombres, etc. La culture de plantes dans le but de récolter des fruits sans graines est une tradition centenaire… mais plutôt dans les climats intertropicaux ! Malgré l’attribution du terme scientifique de « parthénocarpie » aux fruits sans graines par un botaniste allemand, dès 1902, la communauté scientifique moderne (où européens et nord-américains ont longtemps été sur-représentés) a eu tendance à minimiser ce phénomène, pas si courant en « occident »

Fleur ou fruit ? Que fumons-nous vraiment ?
Fréquence d’apparition de l’expression « cannabis flower » (« fleurs de cannabis » en anglais) dans les publications entre 1800 et 2019, Google Ngram [2].

L’hypothèse de la parthénocarpie
Récemment, une revue britannique publiait une de mes recherches [3] dans laquelle je souligne plusieurs éléments qui, à mon sens, invitent à considérer sérieusement la possibilité que les têtes de Cannabis soient des infrutescences (fruits) parthénocarpiques, et non pas des inflorescences (fleurs).

Fleur pistillée (femelle)    ↗ fécondation
    → développement d’un fruit régulier (avec graine)

    ↘ absence de fécondation    ↗ sénescence (la fleur fane)
        ↘ développement d’un fruit parthénocarpique (sans graine)

Des pratiques agricoles jusqu’aux attributs botaniques des têtes, beaucoup d’éléments caractéristiques de la parthénocarpie se retrouvent chez Cannabis sativa L. :
•    Le retrait des plants mâles dans le but d’empêcher la pollinisation et fécondation des fleurs femelles est une pratique agricole traditionnellement associée à la parthénocarpie chez les espèces présentant ce trait de façon naturelle (par ailleurs, il désormais d’autres techniques chimiques, comme l’apport d’hormones, permettant de provoquer la parthénocarpie chez les espèces qui ne s’y prêtent pas naturellement) ;
•    Le fait, bien connu des amateurs de Cannabis, qu’il y ait parfois des graines (généralement mûres, c’est à dire aptes à la germination) au beau milieu d’un bud, est un indice qu’il pourrait s’agir d’une grappe de fruits (infrutescence) dont la plupart seraient parthénocarpiques (sans graines), et dont seuls quelques fruits seraient « réguliers » (avec graines). En effet, il serait étonnant que la tête fusse composée de fleurs et de seulement quelques fruits. La durée de vie (fécondabilité) des fleurs étant limitée, et relativement synchronisée avec la période de maturité des fleurs mâles (c’est à dire, bien plus tôt que le moment de la récolte, dans le cycle de vie de la plante) il est peu probable que seules certaines fleurs restent fécondables durant toute la durée de vie de la plante. La parthénocarpie est un phénomène bien plus « normal » que l’hypothèse des fleurs à la longévité infinie.
•    On retrouve des « pseudo-embryons » au cœur des « calices » (une « fleur » individuelle isolée de la tête). On peut les observer à l’oeil nu en ouvrant en deux les calices des têtes de Cannabis. À l’instar des minuscules choses blanchâtres dans les bananes ou les concombres, ces « pseudo-embryons » sont les restes des ovaires non-fécondés de la fleur, désormais devenue fruit : Les différentes couches de la fleur se développent en fruit (et en particulier le péricarpe, couche externe du fruit, qui devient plus charnue, et se couvre de trichomes), seul l’ovaire non fécondé ne se développe pas, sèche, et devient « pseudo-embryon » auquel reste parfois attachés le style et stigmate fânés (voir photos).
•    La difficulté d’identifier la parthénocarpie peut être dûe au fait que les fruits du Cannabis (avec ou sans graine) présentent une forme et apparence similaire à la fleur femelle. La différenciation à l'œil nu entre un fruit régulier et une fleur est facile à faire, de par la présence d’une graine, rendant le fruit régulier plus « gonflé » par rapport à la fleur et permettant ainsi de différencier les deux. Le fait que les fruits parthénocarpiques ne comportent pas de graine les rends moins faciles à distinguer visuellement par rapport aux fruits réguliers.
Cette hypothèse n’est pas nouvelle. Dès 2002, un patient états-unien suggérait au botaniste Robert Clarke la possibilité de la parthénocarpie [4], et, du rapport de la Indian Hemp Drugs Commission de 1894 jusqu’à la pharmacopée des plantes médicinales de Taïwan de 2010, il y existe de nombreuses références aux têtes de Cannabis comme étant des fruits ! En résumé :
•    Aucune étude ne démontre ce que sont les « têtes » de Cannabis (ni fleurs, ni fruits), la science en est encore à l’étape des hypothèses,
•    Il existe une variété de références suggérant que les têtes puissent être des fruits (dans des publications comme dans la culture cannabinophile populaire),
•    Il existe des similitudes botaniques entre les « fruits parthénocarpiques » habituels (bananes, ananas, agrumes) et la beuher,
•    La parthénocarpie a été quelque peu marginalisée par la science, sauf à des fins utilitaristes (développer de nouveaux fruits sans graines pour le commerce),
•    Historiquement, le Cannabis « sinsemilla » ne provient pas d’occident, mais plutôt des zones inter-tropicales de la planète, où la parthénocarpie est bien plus courante et connue.
Est-ce suffisant pour affirmer définitivement que, ce que l’on fume ou vaporise, ce sont des fruits sans graines, plutôt que des fleurs ? Non. Mais parallèlement, rien non plus ne nous permet d’affirmer que ce sont les fleurs qui sont consommées. En revanche, c’est plus que suffisant pour douter sérieusement, et chercher à en avoir le cœur net –ne serait-ce que par pur intérêt pour la compréhension de cette plante si particulière. Mais aussi parce que cela peut avoir un certain nombre de conséquences. Un seul exemple : la pharmacopée officielle de Chine (pays très réticent à l’usage médical du Cannabis) contient déjà une monographie des « fruits de Cannabis »...
Pour en avoir le cœur net, il faut de la recherche fondamentale. Et pas seulement de la recherche & développement utilitariste.
Si l’on veut vraiment clore la page de la prohibition, obscurantiste, qui a empêché la recherche de se concentrer sur les bases : il faut d’urgence financer la recherche fondamentale concernant le Cannabis –et la possibilité de la parthénocarpie n’est qu’un exemple ! Pourtant, alors que se développe une « industrie du cannabis » légale, peu de gestes en ce sens.
Il faut dire que « fleur », ça vend bien ! Sommes-nous condamnés à ne jamais savoir ce que nous fumons ?

Fleur ou fruit ? Que fumons-nous vraiment ?
Image D : (1) un « calice » (fruit parthénocarpique) isolé d’une « tête » (inflorescence parthénocarpique) de Cannabis ; (2) le pseudo-embryon isolé du calice. Image E : un fruit parthénocarpique ouvert en deux, avec le pseudo-embyon visible (indiqué par la flèche), attaché au péricarpe. Image F: zoom sur deux pseudo-embryons (à gauche celui de l’image D 2, et à droite celui de l’image E).æ Image G : autre face des pseudo-embryons de l’image F.

Références

[1] Google Scholar sur la période 1900-2000 : bit.ly/flower19002000 ; et sur la période 2000-2021 : bit.ly/flower20002021
[2] Google Ngram viewer, « cannabis flower » entre 1800 et 2019 : bit.ly/flower18002019
[3] ‘Cannabis’ ontologies I: Conceptual issues with Cannabis and cannabinoids terminology. DOI: 10.1177/2050324520945797, bit.ly/ontologies1
[4] Marijuana optics: An elaboration of the phytochemical process that makes THC. archive.org/details/marijuana-optics

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