1977 : publication des cours du cannabis dans le journal Libération
Dans les années 70, la majorité de la presse française est opposée à la consommation du cannabis et des drogues en général. Seuls deux journaux sont favorables à la légalisation du cannabis : le mensuel Actuel et le quotidien Libération.
Par Olivier F
En Janvier 1977, Libération inaugure une nouvelle rubrique appelée « La bourse de la semaine » qui permet de connaître la qualité et les prix des produits disponibles sur le marché. Nous vous proposons de découvrir ces documents méconnus, qui n’étaient jusqu’à présent pas disponibles sur internet.
Le journal Libération a été fondé en 1973 par Jean-Paul Sartre, Serge July, Philippe Gavi et Bernard Lallement. Très différent du quotidien que nous connaissons aujourd’hui, le Libération des années 70, très engagé à gauche, ne contient pas de publicité et porte la voix de tous les marginaux.
Au début de l’année 1977, les articles sur le cannabis sont quasiment quotidiens. C’est l’un des principaux thèmes abordés par le journal qui y consacre plusieurs unes. Quelques mois auparavant, le 18 juin 1976, le journal avait publié le premier Appel du 18 Joint, signé par de nombreuses personnalités.
A partir de janvier 1977, la Bourse de la semaine permet donc de savoir quels sont les produits disponibles à Paris et dans d’autres villes françaises. La rubrique comporte 3 sections : les herbes, les shits et les lucidogénes (LSD, psylos…) également considérés comme des drogues douces. Pour cette rubrique, le journal prend certaines précautions : les noms des rues ou des quartiers oû l’on trouve du cannabis ne sont pas cités et les articles ne sont signés par aucun journaliste en particulier.
La nouvelle rubrique est présenté le 11 janvier 1977 : « Cette bourse de la semaine tentera donc de rendre compte des milles aspects de ce gigantesque marché, ainsi que d’être une sorte de guide d’un usage conscient des drogues douces »
La Bourse de la semaine
11 janvier 1977 : « Les herbes. Rencontrés sans doute pour la dernière fois il y a une quinzaine, les stocks d’herbe toute verte venant de nos jardins semblent bel et bien épuisés. Et la raréfaction du cannabis pendant les fêtes se fait toujours sentir. Couramment, on trouve la traditionnelle africaine, rarement de très bonne qualité et riche en graines (au détail, 7-8 frs, au kilo, environ 4frs). Entendu causer d’un arrivage tout récent de colombienne pressée. Attention, il s’agirait d’africaine compressée avec de la colle (4,50 au kg, 8-9 frs au détail). »
« Les shits. Là aussi, c’est la pénurie. Couramment, on trouve marocain ou libanais de qualité moyenne. Au détail, le maroco ne doit pas dépasser 8 frs et le libanais 10 frs. Au kg, 4 et 5 frs, maximum. Pour ceux ou celles qui sont bien branchés (ées), on signale en petite quantité du népalais très noir, très bon et très cher, ainsi qu’un pakistanais un petit peu moins cher. Enfin, vous croiserez, peut-être prochainement du marocain de toute première qualité , marron vert et bien poisseux. Au kilo, il avoisine 4 frs. »
20 Janvier 1977 : « La pénurie règne encore cette semaine sur le marché du cannabis, et pas seulement à Paris. Mais de nouveaux arrivages viennent la tempérer, avec parfois d’heureuses surprises »
« Les herbes. De l’africaine de moyenne qualité vendue 8 frs le gramme et environ 4 frs au kilo, , toujours pas de colombienne ou si peu. Enfin, j’ai entendu causer d’un panaméenne super cher : 5,5 frs le gr au kilo et 10 frs au détail mais il faut voir. »
« Les shits. Passé une bonne semaine avec de l’afghan noir arrivé en barre épaisses et moisies, tout gommeux et bien souple mais c’était plutôt rare. Plus couramment, on rencontre toujours libanais et marocain, surtout de qualité moyenne. Le libanais est sensiblement plus cher : 10-12 frs au détail et 5 frs au kilo, contre 10 frs et et 4frs au kilo pour le marocain. Le marché du haschisch est pauvre, cependant j’ai croisé plusieurs fois cette semaine de l’huile et du marocain de très bonne qualité, peut-être annonçant une période plus heureuse. L’huile venait tout droit du Pakistan ; très fraiche (moins d’un mois), redoutable, elle valait 25 frs le gr au mi-gros (20 gr mini) et 45 frs environ au détail. »
8 février 1977 : « A Paris, pendant les concerts, dans les salles de cinéma, beaucoup de shit et d’herbe magique se répandent dans l’air. Au Beau Rock, des centaines de joints circulent de bouche en bouche, en se consumant, et des graines pètent joyeusement. En vous baladant et en discutant, vous auriez pu voir au moins quatre sortes de marocain, trois libanais différents, de l’huile d’afghan, et puis de l’herbe, différentes variétés venant plus souvent d’Afrique que d’Amérique du Sud. Du coté des dealers, le marocain s’échangeait entre 10 et 13 frs le gramme, enfin, l’herbe autour de 10-12 frs le gramme »
« Ceci donnera une idée des prix qui se pratiquent en ce moment à Paris. Mais la situation n’est pas la même partout. A Strasbourg, par exemple, le H et l’herbe sont rares. Le morceau de marocain ou de libanais peut s’acheter 10-15 francs, jusqu’à 30 francs le gramme. Cette rareté, cette chereté, c’est le quotidien d’un bon nombre de villes françaises ; le temps des feuilles vertes et dentelées, le temps des grands pieds verts est passé. Il va revenir. Alors, si dès maintenant, nous commencions à penser aux graines… »
Ce 8 février, la rubrique contient également un grand tableau qui répertorie les différentes qualités de haschisch, en provenance du Maroc, du Liban et du Pakistan, en décrivant l’aspect, la couleur et les effets.
1er Avril 1977 : « Stable. Shits : Le marocain semble en voie de disparition en ce moment, à part une triste rencontre avec un méchant bout tout sec. Par contre, ce n’est pas le cas des libanais, dont on trouve différentes qualités et variétés. Le moins bon, jaunâtre, garde la marque d’un ongle mais contient des petits grains plus clairs. Sa structure n’est pas lisse, sa fumée arrache la gorge. Les autres, bien meilleurs sont plus brunâtres et bien lisses. Le meilleur, introuvable, serait souple comme de la pâte à modeler.
Les gens très branchés trouveront également de l’huile, approchant 50 F le gramme ainsi que du pakistanais très cher et pas terrible, 20 F le gramme au détail, quelque fois vendu pour de l’afghan. Il est noir à l’extérieur, verdâtre à l’intérieur et pas assez souple pour être plié.»
« Herbes : là non plus, pas de grands changements. L’africaine reste trouvable et les graines continuent de faire rouspéter les acheteurs oublieux de leurs futures semailles. C’est le printemps ! »
Le 1er avril, publication d’un tableau comparatif du prix des drogues dans différents pays occidentaux et de la recette de la « Crème de grass », une liqueur à base de feuilles de cannabis.
De nombreux articles sur le cannabis
En ce début d’année 77, Libération est en quelque sorte le précurseur de Soft Secrets, avec de nombreux articles sur le cannabis comme ceux du journaliste militant JP Gené. Le journal s’engage pour la légalisation et la défense des fumeurs et de l’autoproduction (à l’époque uniquement en outdoor). Les propriétés médicales du cannabis sont déjà connues comme en témoigne l’article : L’utilisation thérapeutique du cannabis sativa L (fiche drogue N°10)
Mais c’est surtout la terrible répression dont sont victimes les fumeurs de cannabis, suite à la loi de 1970 que relate les articles de Libération. Exemples de titres d’articles « Six mois fermes pour avoir reconnu fumer du hasch » ou « Un fumeur de haschisch emprisonné à Angers entame une grève de la faim »
La France applique donc avec excès de zèle ses lois liberticides mais d’autres pays ont déjà pris beaucoup d’avance. Le 22 juin 1976, les Pays-Bas ont décriminalisé l’usage du cannabis. Certains états américains ont eux aussi déjà dépénalisé l’usage et la possession de marijuana. L’article « Fumer aux États-Unis » nous apprend que 19 % des adultes admettent avoir fumé un joint au moins une fois dans leur vie.
En France, Libération estime le nombre de fumeurs à au moins un million. Le journal enquête sur la consommation de cannabis qui s’est démocratisée, même dans les coins les plus reculés de l’Hexagone.
Libération est critiqué par l’ensemble de la presse pour ses postions pro cannabis. Le journal l’Humanité en particulier a choisi le camp de la prohibition et critique fortement Libération qui lui répond dans ses colonnes. Mais ce n’est pas le seul journal à s’en prendre à Libération : « Ici-Paris traitait l’appel du 18 joint, voici quelques mois, d’appel des pourrisseurs. Le temps passe, et dans la continuité ; ainsi Michel Droit, cette semaine sur FR inter et au cœur de cette campagne pré-électorale d’intoxication par les média, insultait ses signataires : des intellectuels des brasseries… des salopards. Même l’Aurore, mercredi dernier faisait honneur à notre bourse pour y prouver notre ignominie. »
L’arrivée du punk
En 1977, le reggae est à la mode mais c’est surtout l’arrivée du punk qui représente un changement radical. Du jour au lendemain, les hippies se coupent les cheveux et la mode change radicalement. Le cannabis est alors très lié au mouvement hippie et les punks préfèrent les amphets et la Valstar. Libération n’échappe pas à ce phénomène de mode et la fin de la Bourse de la semaine, qui est publiée irrégulièrement, est précipitée par l’arrivée du punk. Il s’agit de faire table rase du passé. A partir du milieu de l’année 77 les articles sur le cannabis se font plus rares. Quelques mois plus tard, la rencontre du punk et du reggae permettra aux punks de se réconcilier avec le cannabis.