Sortons le cannabis des réseaux criminels
Le statu quo n'est plus tenable
Le statu quo n'est plus tenable
La publication, par Terra Nova, d’un rapport préconisant de réguler le marché du cannabis vient de rouvrir le débat en France sur ce sujet. La situation est, en effet, consternante, et le statu quo n’est plus tenable. Tout produit illicite fait l’objet de trafics de plus ou moins grande ampleur, mais celui du cannabis est certainement le plus développé, nourrissant une criminalité délétère pour certains territoires ; si les usages récréatifs et modérés prédominent, les dommages sanitaires liés à une consommation trop fréquente ou trop précoce sont importants. Partout dans le monde, la politique répressive est un échec, et de plus en plus d’Etats ont tiré les conclusions de ces échecs, en expérimentant d’autres pistes. La dépénalisation de la consommation est une première étape, mais tant que la production et la distribution sont laissées aux organisations criminelles, les dégâts restent importants. Seule la légalisation de la filière permettrait de sortir de l’impasse.
Le rapport de Terra Nova examine deux scénarios principaux : une régie publique, ou une ouverture à la concurrence ; dans les deux cas, des taxes du type de celles perçues actuellement sur le tabac permettraient de maintenir un prix élevé et d’éviter une explosion de la demande, tout en assurant des recettes fiscales qui pourraient atteindre, selon les auteurs de l’étude, 1,7 milliard d’euros ; en outre, elles permettraient que les ressources publiques actuellement consacrées à la répression soient réallouées à la prévention des risques sanitaires liés aux mauvais usages.
Car la répression est sévère : plus de 7 000 incarcérations pour trafic de stupéfiants, et 16% des gardes à vue ; 30 000 condamnations prononcées pour simple consommation de stupéfiants, en très grande majorité du cannabis. Et pourtant, malgré cette intensité répressive, la consommation est massive : au sein de la population générale, 8% en consomment plus ou moins régulièrement, et plus de 20% des 15-24 ans, ce qui place la France dans le trio de tête des pays d’Europe avec le Danemark et l’Espagne. Il semble bien que la seule raison d’être de la pénalisation soit de permettre à l’Etat de faire preuve de fermeté, sans trop s’interroger sur les effets et les résultats de cette politique.
Pourtant, en termes économiques, ce que l’extension du phénomène suggère est simple : le coût de production est faible, et la disposition à payer des consommateurs est élevée. Cette différence laisse une place importante pour que, le long de la chaîne de distribution, différents intermédiaires prélèvent une part du prix de vente. Au lieu que ces intermédiaires nourrissent des réseaux criminels souvent violents, la légalisation permettrait d’alimenter les caisses de l’Etat ; c’est le choix faitpar l’Uruguay ou le Colorado.
Le grand mérite du rapport est de placer le débat là où il est pertinent : il doit désormais porter sur la meilleure régulation de la production et de la distribution du cannabis. En revanche, on sent comme une hésitation pudibonde de la part des auteurs, qui ne vont pas jusqu’à préconiser la liberté du commerce. Peut-être estiment-ils qu’un monopole public jouirait d’un plus grand soutien qu’une organisation concurrentielle, toujours suspecte en France ? Pourtant, le cannabis se cultive facilement, peut se prêter à une diversité de gamme en termes de caractéristiques recherchées par les consommateurs, et la concurrence n’interdirait pas une normalisation et une certification de la qualité et de la sécurité des produits, assurée par un organisme public.
L’argument soulevé par les auteurs est qu’une organisation plus libre du marché risquerait de conduire à une forte hausse de la consommation. Mais un niveau adéquat de taxes permettrait de réguler la demande, sur le modèle actuel du tabac ; qui plus est, au nom de quoi refuser, en soi, une augmentation de la demande ? Dans tous les cas, et d’ailleurs même en l’absence d’évolution du cadre légal, une politique de santé publique plus volontaire doit accompagner les usagers pour qui la consommation est problématique. Mais rien n’indique que la légalisation handicaperait cet accompagnement nécessaire.
Enfin, on peut aussi regretter que la réflexion conduite sur le cannabis ne concerne que ce seul produit actuellement illicite. Le rapport se conclut même par un souhait pour le moins étrange, les auteurs préconisant d’utiliser les ressources actuellement consacrées à la répression du cannabis pour renforcer la lutte contre d’autres substances, comme la cocaïne. En quoi les arguments mobilisés pour l’étude d’un marché ne seraient pas valides pour d’autres drogues ? Mystère… manifestement, il reste encore du chemin à parcourir pour faire évoluer les mentalités, et les politiques publiques !
Pierre-Yves Geoffard est professeur à l’Ecole d’économie de Paris, directeur d’études à l’EHESS.
Source: http://www.liberation.fr/