L'affaire eCapone

Soft Secrets
12 Jan 2015

Procés de l'ebay de la dope


Procés de l'ebay de la dope














Jugé à partir de mardi à New York, cet ex-scout et étudiant en physique est soupçonné d’être le boss de Silk road. Cet eBay de la dope était un des nombreux sites du «darknet», gérés par des geeks solitaires, qui compliquent sérieusement la lutte contre les trafics illégaux.

Ross Ulbricht dirigeait-il le site Silk Road, «le marché criminel le plus sophistiqué et étendu de l’internet actuel» (selon le FBI) où s’échangeaient des drogues illégales ? C’est ce que soutient la justice new-yorkaise, qui doit ouvrir son procès ce mardi, à moins d’un accord de dernière minute, dans lequel l’accusé plaiderait coupable en échange d’une peine réduite. L’acte d’accusation est inédit. Il concerne une affaire dans laquelle des centaines de kilos de dope ont été écoulés via cet eBay des drogues, où plus de 105 000 utilisateurs ont été mis en relation avec des vendeurs, moyennant 8% à 15% de commission. Plus de 13 000 produits étaient proposés et Silk  Road (SR) a engrangé, selon l’enquête, 67 millions d’euros de commissions sur 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires, payés en bitcoins. Cette monnaie virtuelle est la seule autorisée sur le site, car elle s’échange de façon anonyme (9,5 millions de bitcoins lors de l’arrestation).

De janvier 2011 à son arrestation, le 1er octobre 2013, Ross Ulbricht - 30 ans, une bobine d’éternel étudiant en physique - aurait agi comme un magnat des drogues, un Al Capone des temps modernes, sans bureau ni infrastructure particulière, avec un personnel plus que réduit (en décembre 2014, trois hommes soupçonnés d’avoir servi d’administrateurs du site ont été arrêtés en Australie, en Irlande et aux Etats-Unis). SR ne vendait pas directement de drogues. C’était une plateforme pour les échanges, le site se contentant de libérer le paiement une fois le colis délivré. En cela, cet Amazon.com de la défonce est un cauchemar pour les polices du monde. Si ce type d’ebusiness devait perdurer, la guerre aux drogues deviendrait quasi impossible. Car les sites d’ecommerce, gérés parfois par un geek seul devant son ordinateur, prendraient la place des dealers de rue, avec un confort inégalé pour l’acheteur. Celui-ci peut tout faire de chez lui, sans grand risque, les envois à domicile étant difficilement détectables à cause de leur nombre et de l’utilisation d’emballages sous vide pour échapper aux chiens renifleurs.

«Idéaliste, intègre et charitable»

Loin des moteurs de recherche habituels, ces sites opèrent dans le darknet, la face cachée d’Internet, qui s’atteint via TOR («The Onion Router»), un réseau décentralisé de routeurs en «couches d’oignons», empêchant toute traçabilité. L’adresse IP de l’ordinateur étant falsifiée, on atterrit sur ces sites sans être identifié, puis on achète selon les produits proposés. Outre les stups (héroïne, cocaïne, LSD, cannabis, ecstasy, etc.), avec appréciations des clients sur la qualité, on trouvait sur silkroadvb5piz3r.onion (son adresse URL) des documents d’identité falsifiés (permis de conduire, passeports) et tout l’attirail numérique (logiciels et mots de passe) permettant aux hackeurs de pirater des sites.

Le FBI estime avoir démontré que Silk Road était géré, via des serveurs basés en Islande, par un individu usant du pseudo «Dread Pirate Roberts», ou DPR, du nom d’un personnage du film The Princess Bride. Mais Ulbricht est-il cet homme ? Alors qu’il risque la perpétuité pour trafic de stups, piratage informatique, blanchiment d’argent et «activité criminelle continue», il a jusqu’à présent plaidé non coupable, espérant profiter de certaines faiblesses de l’enquête. Ses proches, qui ont lancé une souscription ayant déjà recueilli 340 000 dollars (290 000 euros), dépeignent un individu incapable de violences, idéaliste, intègre et charitable. Difficile, derrière ce portrait tracé par le magazine Forbes et les sites The Verge ou The Daily Dot, d’imaginer un parrain de la dope sans scrupule.

Ross Ulbricht a été arrêté dans une bibliothèque publique de San Francisco à Glen Park, section SF. Selon le FBI, il était en train de gérer le site quand des agents que tout le monde prenait pour des étudiants lui ont sauté sur le paletot. Il était logué sur SR, selon la police, qui y a récupéré un journal de son activité et 144 336 bitcoins - 17 millions d’euros à l’époque. Ulbricht a reconnu que le magot lui appartenait, mais prétend qu’il n’a rien à voir avec Silk Road. Comment l’a-t-il gagné ? Mystère. «Ce n’est pas interdit d’avoir des bitcoins», a répondu son avocat Joshua Dratel, pour qui les éléments produits par le FBI ne permettent pas d’authentifier son client comme le boss de SR.

En juillet 2013, les douanes ont intercepté un paquet contenant neuf fausses cartes d’identité, portant toutes la photo d’Ulbricht, qui lui était adressé à son domicile de San Francisco. Interrogé, il avait éludé les questions. Quelque temps plus tard, grâce à une erreur de codage, les enquêteurs ont identifié les serveurs de Silk Road en Islande et sont parvenus à son identité via une imprudence de sa part. Mais les preuves manquent, dénonce la défense.

Le FBI est allé plus loin, affirmant que le dénommé DPR - donc Ulbricht - aurait commandité six meurtres, non exécutés. Un certain FriendlyChemist ayant menacé de publier une liste des utilisateurs de SR s’il ne lui versait pas 500 000 dollars, DPR aurait lâché 150 000 dollars à un tiers pour faire exécuter ce maître chanteur au Canada. L’enquête n’a pas trouvé de meurtre et l’homicide n’a sans doute pas existé, pas plus que les cinq autres règlements de compte répertoriés. L’un d’eux était un piège monté par un agent des stups (DEA) auquel, selon le New York Times, DPR aurait donné 80 000 dollars pour corriger un dealer. «J’aimerais qu’il soit battu, pour le forcer à rendre les bitcoins qu’il a volés», écrit DPR dans un mail. Puis : «Pouvez-vous changer l’ordre : exécution plutôt que torture ? J’ai peur que, sinon, il balance des infos.» Au terme de l’enquête, la justice ne retient pas formellement ces accusations de meurtres dans le dossier de New York. Mais elles y restent présentes, noircissant le dossier au grand dam de la défense.

Pourtant, le parcours de Ross Ulbricht, tel que décrit par ses proches, ne cadre pas avec ce personnage de criminel. Il a grandi dans une banlieue d’Austin (Texas) en amoureux des activités de plein air (frisbee, randonnée, natation), avant d’expérimenter pas mal de drogues dans son jeune âge. En même temps, il accède au grade suprême chez les scouts : Eagle Scout. Après avoir obtenu un diplôme de physique à Dallas, en 2006, il étudie dans une école d’ingénieurs à l’université de Pennsylvanie, jusqu’en 2010. Ensuite, il monte à Austin un site collectant des livres d’occasion, qui ne marche pas. Il se met alors à acheter des actions et des devises sur Internet, dont des bitcoins. En 2012, il déménage à San Francisco. Expliquant qu’il gère des sites, il ne mène pas grand train et reste discret. Dans un de ses logements, il sous-loue une chambre pour 840 euros par mois et s’appelle «Josh» pour ses deux colocataires, qui le décrivent comme un type qui reste dans sa chambre devant son ordi.

A l’université de Pennsylvanie, Ulbricht avait adhéré aux thèses libertariennes, qui combattent l’Etat et placent la liberté individuelle au-dessus de tout. Pour lui, il était temps de supprimer les impôts et de vivre dans un système qui «n’utilise pas systématiquement la force». Son double (ou pas) DPR a produit de nombreux écrits de la même veine, estimant que Silk Road «pouvait littéralement changer le monde» : «La guerre contre la drogue n’est que le symptôme d’un problème plus large, expliquait DPR. Ce problème, c’est l’Etat. Silk Road n’est pas qu’un moyen d’obtenir des drogues. C’est un moyen de recouvrer notre liberté, notre dignité et de demander justice.»

400 sites du «darknet» coincés

Mais Ulbricht nie être DPR et sa défense soulève un autre point crucial : l’accusé doit-il être tenu responsable pour toutes les transactions réalisées sur SR, ou seulement celles auxquelles il sera prouvé qu’il a pris part ? Sur la centaine d’achats effectués undercover par le FBI, Ulbricht aura toujours la même réponse : il n’y a pas participé. Sa mère estime que l’affaire «dépasse le seul cas de Ross». Pour la défense, si Ulbricht est condamné, cela «ouvrira la voie à la censure d’Internet». Son arrestation n’a, en tout cas, pas tari le business. Les adeptes de sites illégaux aiment montrer aux autorités qu’Internet sera toujours plus fort et plus rapide qu’elles. Ils prennent donc un malin plaisir à faire renaître Silk Road de ses cendres à chaque fois que le FBI tente d’y mettre un point final. «Certes, la fête est finie, écrivait ainsi un administrateur de SR après sa fermeture. Mais la seule conséquence pour 99,9% d’entre nous, c’est qu’il faudra chercher notre matos un peu plus loin.»

Pas trop quand même : un site a pris le relais sous le nom de The Silk Road 2.0, le temps d’une petite année, avant que son fondateur présumé, Black Benthall, ne tombe lui aussi entre les mains du FBI, fin 2014, à San Francisco. Il est derrière les barreaux et fait partie des 16 personnes que les autorités américaines et européennes ont annoncé avoir arrêtées. 400 sites du darknet ont aussi été coincés en novembre. Est-il besoin de préciser qu’un Silk Road 3.0 est apparu comme par magie une poignée de jours plus tard ?

Mais il n’existe aucun réseau secret de webmasters prêts à relancer un même site, arrestation après arrestation, en se refilant des mots de passe sous le manteau. Les versions 2 et 3 sont de vastes «arnaques», accuse le site DeepDotWeb, spécialisé en darknet. Selon ses rédacteurs, ils n’ont repris le nom de Silk Road que pour «créer une fausse impression de crédibilité et attirer les internautes inexpérimentés pour voler leur argent».

Le modèle de The Pirate Bay, institution du téléchargement illégal passé dans de nouvelles mains après les ennuis judiciaires de ses créateurs suédois, n’est pas transposable au commerce de drogues. Les habitués du darknet savent qu’il vaut mieux fuir définitivement tout site repéré par les autorités. Ils ont changé de boutique. Leur nouvelle grande surface s’appelle Agora Marketplace, et les concurrents BlackBankMarket, Evolution, Andromeda, The Majestic Garden… Les adresses sont facilement trouvables en clair sur le Web, sur des sites pas planqués pour un sou, qui listent les marchés noirs du moment : chaque adresse est testée, validée, commentée, de sorte que les internautes savent si elle est fiable et encore en ligne. Le jeu du chat et de la souris continue.

Dessin Anne-Lise Boutin

Michel HENRY et Camille GÉVAUDAN

Source: http://www.liberation.fr/
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