La légalisation sous contrôle de l'Etat "comme en Uruguay" peut-elle vraiment venir à bout des trafics?
Rapport parlementaire
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Dans un rapport parlementaire, la députée PS Anne-Yvonne Le Drain préconise une légalisation contrôlée du cannabis dans la sphère privée, en encadrant "la consommation de ce produit en réglementant la production et la distribution, dans une approche comparable à celles adoptées par le Colorado et l’Uruguay".
L'Uruguay a récemment légalisé le cannabis. Une mesure présentée comme un moyen de lutter contre le trafic de drogues. Cet argument est-il fondé au regard des faits et de l'expérience accumulée sur le sujet ?
Christophe Soullez : De nombreux Etats se posent aujourd’hui des questions sur le meilleur moyen de lutter contre les trafics de drogue et notamment de cannabis ou d’herbe. Ils constatent que la pénalisation n’a pas empêché les trafics et qu’elle provoque aussi de nombreux décès suite aux règlements de compte et à la guerre des gangs qui fait rage. Ils cherchent donc des solutions alternatives et se tournent vers la légalisation ou la dépénalisation. Est ce que la légalisation est un moyen efficace de lutter contre les trafics ?
Je n’en suis pas intimement persuadé. En effet les conditions qui semblent envisager semblent très restrictives. La vente devra être faite en pharmacie et les acheteurs ne seraient autorisés à acheter au maximum que 40 grammes par mois, devront avoir 18 ans et être enregistrés dans une base de données publique qui suivra leurs achats mensuels. On voit bien que ce dispositif ne concernera qu’une petite partie des consommateurs et, notamment, que les mineurs qui sont parmi les principaux consommateurs devront bien trouver leur cannabis par des réseaux parallèles. Le trafic sera donc toujours un moyen de contourner la loi. Comme l’est d’ailleurs aujourd’hui la contrebande de cigarettes.
David Weinberger : S’il existe déjà des exemples de décriminalisation de l’usage de drogue au Portugal ou une réglementation partielle (médicale) de la production et de la vente du cannabis en Californie, l’Uruguay sera le premier pays à expérimenter une légalisation de la production, de la distribution et de l’usage pour toutes les personnes majeures.
Comme tous les pays d’Amérique latine, l’Uruguay est très affecté par l’augmentation du trafic et de la consommation de drogue, notamment de cocaïne. La réforme du président Mujica se place dans la lignée d’un courant réformiste, porté par différentes personnalités comme le président colombien Juan Manuel Santos ou l’ancien secrétaire général des Nations-Unis Kofi Annan, qui s’accordent sur l’« échec de la guerre à la drogue » telle qu’elle a été mise en œuvre depuis 40 ans et préconise d’autres politiques anti-drogue.
La légalisation d'une drogue est-elle un moyen efficace de lutter contre le trafic ? Quels sont les points positifs d'une légalisation ? Quels sont les points négatifs ?
Christophe Soullez : Ceux qui prônent la légalisation du cannabis mettent en avant que celle-ci pourrait permettre d’assécher le marché et surtout d’en retirer le contrôle des mains des trafiquants pour la confier à des agences officielles pour la production et à des établissements identifiés pour la vente. Ainsi la distribution serait assurée dans un circuit légal contrôlé par l'Etat, comme c'est le cas pour le tabac ou l'alcool. Selon l'économiste Pierre Kopp, les taxes liées à la légalisation de la vente du cannabis pourraient aussi rapporter un milliard d'euros à l'Etat ce qui est aussi un point positif. L’Etat aurait ainsi le monopole de la production et, de ce fait, les consommateurs, plutôt que d’acheter leur cannabis auprès des trafiquants, iraient s’approvisionner dans des pharmacies ou autres.
Parmi les points négatifs on trouve bien entendu les effets sur la santé. Le cannabis et l’herbe restent des produits stupéfiants qui ont des conséquences : troubles psychologiques, baisse de l’attention, certaines formes de dépendances, exclusion sociale, etc. De nombreuses études à travers le monde montrent aussi que lorsque les risques perçus décroissent, l’usage augmente.
Par ailleurs on sait aussi que, si le passage est loin d’être automatique (et heureusement) la consommation de cannabis peut conduire vers des drogues plus dures. L’expérience de l’Espagne dans les années 80 en est l’illustration. Le fait de légaliser le marché de certaines formes de cannabis pourrait aussi contribuer au développement d’un marché parallèle où le cannabis vendu serait plus puissant et donc avec plus d’effets, ce qui est aussi recherché par les consommateurs. Si le cannabis est taxé le consommateur pourra aussi se tourner vers un marché illégal pour éviter de payer ces taxes. Cela n’empêcherait pas non plus le trafic d’autres drogues car les trafiquants actuels, et tous ceux qui vivent du trafic (du guetteur à l’importateur ou au producteur en passant par le dealer) devront bien trouver de nouvelles sources de revenus.
L’échec de la prohibition est également un très mauvais argument pour justifier la légalisation. Dans ce cas là, on ne voit pas ce qui pourrait s’opposer demain à la commercialisation de drogues beaucoup plus dures et ce pour la même raison.
Il y a aussi la question de l’interdit. Si le cannabis est en vente libre comment les parents vont-ils pouvoir dissuader leurs enfants de consommer ? Il faut aussi que la loi aide les parents. Par ailleurs n’est-il pas mieux que le cannabis représente le premier stade d’interdit parce que, justement, il est moins nocif que les autres drogues ?
David Weinberger : Un contrôle de la production et de la distribution du cannabis nuirait aux criminels qui se verraient dépossédés de débouchées économiques substantielles ; ceci, à la condition exclusive d’un prix de vente égal ou inférieure au prix de vente au détail sur le marché illicite (soit 7 euros en moyenne en France selon l’OCRTIS).
Inversement, rendre le cannabis plus accessible pourrait faire augmenter la consommation française qui est déjà l’une des plus importantes d’Europe (OFDT).
Est-ce qu'on peut imaginer pour le cannabis un système équivalent à celui de l'alcool ou la cigarette ?
Christophe Soullez : Ce n’est pas parce que l’Etat autorise déjà la commercialisation de substances dangereuses, comme l’alcool ou le tabac, qu’il faudrait autoriser celle du cannabis. Environ 45 000 personnes meurent chaque année des conséquences de l’alcool en France et 60 000 du tabac. Doit on suivre le même chemin pour le cannabis ? On observe d’ailleurs depuis plusieurs années que l’Etat, par la hausse des taxes, cherche à réduire la consommation de tabac compte tenu des conséquences sur la santé et des coûts pour la société. Il en est de même de l’alcool. Quand, actuellement, on observe de plus en plus des phénomènes d’alcoolisation massive chez les jeunes, on envisagerait de légaliser une autre forme de produits dangereux ?
David Weinberger : Cela a déjà existé : de 1906 à 1956 le protectorat français avait confié à la Régie marocaine des kifs et tabacs l’autorisation de produire du cannabis et de vendre du Kif (mélange de cannabis et de tabac) à destination du marché local.
Si un changement législatif est imaginable, il serait nécessaire de voter une nouvelle loi car notre droit actuel ne permet pas de légaliser la production et la vente de cannabis. Il est utile de rappeler que l’opinion française reste défavorable à un tel changement législatif même si une majorité considère que la sanction pénale de l’usage du cannabis n’est pas forcément la réponse la plus adaptée.
Aujourd’hui, en conformité avec les conventions internationales, la législation française en matière de drogue interdit depuis 1970 la production et la consommation des drogues illicites sans faire de distinction entre les différentes drogues.
Si la production et la vente de cannabis était contrôlée par l'État en France, est-ce que cela entraînerait une réduction des trafics ? Si la légalisation ne permet pas de lutter contre les trafics, quelle est son intérêt sinon de rapporter de l'argent à l'État ?
Christophe Soullez : Le Portugal, qui a dépénalisé en 2000 l'achat, la possession et l'usage de tous les stupéfiants, a constaté des effets bénéfiques (faible niveau de consommation notamment) mais cette mesure n’a, a priori, pas permise l'éradication du trafic, selon Ivana Obradovic, chargé d'étude à l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT).
Selon l'Observatoire européen des drogues et toxicomanie, "il n'y a pas de corrélation simple" : des pays ayant réduit les sanctions ont vu la consommation baisser ou augmenter, et ceux ayant renforcé les sanctions ont constaté une hausse de la consommation ou une stagnation.
En revanche, notamment en France, on peut se poser la question de la pertinence du maintien de notre législation, datant de 1970, notamment pour ce qui concerne l’usage de cannabis. Aujourd’hui je considère qu’il n’est pas pertinent de faire de l’usager de cannabis un criminel et ce d’autant plus que celui-ci n’est quasiment plus interpellé, poursuivi et condamné. Notre législation sur l’usage est donc hypocrite et n’a que peu d’effets sur la consommation tellement celle-ci s’est banalisée et surtout parce que les sanctions prévues par les textes ne sont plus appliquées et sont donc non dissuasives.
Je pense qu’il faut donc conserver un interdit pour les raisons évoquées supra et notamment au regard de la nocivité du produit. En revanche, on pourrait expérimenter la dépénalisation, ou plutôt le contraventionnalisation, de l’usage. La dépénalisation consiste à décriminaliser la consommation et la possession limitée de cannabis. Le trafic, lui, reste illégal. Aujourd’hui, comme le montre la politique de lutte contre l’insécurité routière, dès lors que l’usager est frappé au portefeuille, cela peut avoir un impact sur la réduction des conduites dangereuses. On observe aussi que, pour les trafiquants, s’ils intègrent le fait de passer quelques années en prison, en revanche, dès lors qu’on leur saisie leurs biens mobiliers et immobiliers, ce n’est plus la même affaire et les sanctions patrimoniales ont parfois des effets largement supérieurs à l’incarcération.
On pourrait imaginer de faire de l’usage et de la possession de cannabis une contravention suffisamment dissuasive (mais pas exorbitante car il faut aussi que le consommateur puisse payer) à l’instar des dispositifs utilisés par les douanes. Dans ce cas l’usage pourrait être automatiquement sanctionné et le fait d’être régulièrement verbalisé pourrait, au final, être plus dissuasif que de putatives poursuites devant les juridictions pénales.
David Weinberger : Légaliser la filière du cannabis en France, estimée à plusieurs milliards d’euros par an, est vu par certains comme une opportunité pour l’économie française et par ricochet pour le budget de l’Etat. Les promoteurs d’un changement de la loi de 1970 mettent en avant que le contrôle de la production et de la vente de cannabis améliorerait la prise en compte sanitaire des consommateurs, notamment au travers de la maîtrise de la « nocivité » du cannabis (qui a vu doubler son taux en substance active en l’espace de 10 ans).
Cependant, il est très probable que s’opère un transfert d’activité des trafiquants vers d’autres formes de criminalité (comme le trafic d’autres drogues illégales). Les détracteurs d’un changement législatif suggèrent aussi que l’interdit fixé au cannabis permettrait de limiter l’augmentation de la consommation de drogues comme les drogues de synthèse. D’autres rappellent qu’un changement législatif qui ne prendrait pas en compte le contrôle de la production par l’Etat, renforcerait la criminalité organisée qui écoulerait encore plus facilement leur production.
Aucune observation scientifique ne permet de confirmer ces différentes hypothèses. Les comparaisons européennes prouvent qu’il n’y a pas de lien mécanique entre la législation et le niveau de consommation. On observe cependant que les trafiquants préfèrent éviter de s’implanter dans les pays où la répression des trafics est renforcée.
L’expérience uruguayenne d’un contrôle étatique du marché du cannabis ainsi que celle qui débutera le 1er janvier prochain dans l’état américain du Colorado puis plus tard dans l’Etat de Washington permettront d’observer in vivo les conséquences d’un tel changement.
Source : http://www.atlantico.fr/
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