Cannabis: empathie et cas grave d'autisme
L'hypothèse du "miroir brisé"
L'hypothèse du "miroir brisé"
J’ai toujours été fasciné de constater combien sont nombreuses les différentes façons dont un état d’euphorie sous l’emprise de la marijuana peut stimuler l’aptitude à l’empathie chez l’utilisateur. Mon intérêt pour cet effet de la marijuana m’est apparu pour la première fois alors que je l’expérimentais pour moi-même il y a environ 15 ans. Je l’ai constaté avec enthousiasme, car j’avais déjà un intérêt philosophique de longue date et mené quantité de recherches sur l’empathie.
Le philosophe Simon Blackburn |
L’empathie et la théorie de la simulation
Dans la philosophie de l’esprit contemporaine, des philosophes tels que mon professeur Simon Blackburn ont abordé sous un angle nouveau les théories de la compréhension humaine et de l’empathie dès la fin des années 1980, plaidant en faveur d’une théorie qui allait devenir la « théorie de la simulation de la compréhension humaine ». Jusqu’alors, les spécialistes des sciences cognitives et les philosophes considéraient que notre compréhension de l’humain était fondée sur une « psychologie populaire » que nous avions apprise, un corpus quasi théorique de connaissances psychologiques qui nous permet de formuler des généralisations et de fournir des explications à propos des sentiments et des comportements humains. Cette position a été baptisée la « théorie de la théorie », car elle s’appuyait sur la certitude que nous utilisons tous – principalement de manière inconsciente – quelque chose qui s’apparente à une théorie psychologique pour comprendre les autres.
Sommairement, la théorie de la simulation partait du principe que pour comprendre les autres nous utilisons une capacité cognitive spéciale afin de « nous mettre à la place d’autres personnes ». En d’autres termes, plutôt que d’utiliser simplement une théorie psychologique à propos des autres, nous les comprenons en les simulant, observant le monde de leur propre point de vue. Cherchant une confirmation empirique, les partisans de la théorie de la simulation ont pris pour preuve que bon nombre d’autistes (en particulier les autistes hyperactifs) seraient capables de comprendre des concepts psychologiques théoriques et des généralisations, mais auraient des difficultés à simuler les autres par l’imagination, ce qui expliquerait leur problème avec la compréhension empathique. Les personnes atteintes du trouble du spectre autistique (TSA) ont toujours été dans le collimateur des philosophes, psychologues et autres spécialistes des sciences cognitives et des neurosciences lorsqu’il s’agit d’échafauder des théories sur la compréhension humaine et l’empathie.
Pan poursuivant Syrinx, Jan Brueghel l’Ancien – 1615 |
Marijuana et stimulation de la compréhension empathique
Au cours de mes recherches pour ma première étude sur la marijuana pour « High. sights on Marijuana »[1] j’ai découvert de nombreux témoignages étonnants d’utilisateurs à propos de diverses stimulations de leurs aptitudes empathiques sous l’emprise de la marijuana. Un père très occupé racontait qu’il avait consommé de la marijuana avant de jouer avec son fils et qu’il avait compris pour la première fois à quel point le petit garçon se sentait seul et combien il avait besoin de l’attention et de la disponibilité de son père. Un mari écrivait à sa femme pour lui expliquer comment l’état d’euphorie sous l’emprise de la marijuana lui avait permis de mieux comprendre ses besoins lors de leurs rapports sexuels. Un psychothérapeute racontait qu’il parlait toujours à ses patients en étant sobre, mais qu’un jour il avait consommé de la drogue en privé et avait reçu un appel d’urgence de la part d’une patiente. Sa patiente avait été tellement impressionnée par son empathie pendant leur conversation qu’elle avait ensuite insisté pour lui payer la consultation. Tous ces témoignages et d’autres encore m’ont donné à réfléchir aux explications possibles de cette amélioration de nos aptitudes fondamentales pour simuler et comprendre les autres lorsque nous sommes sous l’emprise de la drogue.[2]
Bon nombre des améliorations cognitives qui se manifestent sous l’emprise de la drogue pourraient jouer un rôle dans la stimulation des aptitudes à l’empathie. Chacun de leur côté, les consommateurs de marijuana ont pu observer et décrire des améliorations telles qu’une meilleure mémoire épisodique ou une meilleure capacité à reconnaître des formes lorsqu’ils sont sous l’emprise de la drogue. Ces capacités cognitives renforcées peuvent de toute évidence favoriser la compréhension empathique : si je peux me remémorer très nettement certains épisodes de mon adolescence, je serai capable de mieux comprendre un adolescent vivant des situations similaires. Si je peux mieux reconnaître la forme subtile d’un sourire sarcastique sur le visage de mon interlocuteur, je peux mieux comprendre ce que cette personne ressent et comment elle agit envers moi. Jusqu’ici, en plus de ces améliorations cognitives et d’autres améliorations pertinentes, bon nombre des témoignages de consommateurs de marijuana indiquent de manière explicite qu’un état d’élévation peut les aider à « se mettre dans la peau d’une autre personne », pour savoir ce qu’elle ressent et connaître son point de vue. Dans un témoignage intriguant, Théophile Gautier, un des membres du célèbre cercle littéraire du 19e siècle, le « Club des hachichins », décrit la modification de sa perspective en état d’élévation à la simple observation d’une peinture :
« Par un prodige bizarre, au bout de minutes de contemplation, je me fondais dans l’objet fixé, et je devenais moi-même cet objet. Ainsi je m’étais transformé en nymphe parce que la fresque représentait en effet la fille Ladon poursuivie par Pan. J’éprouvais toutes les terreurs de la pauvre fugitive et je cherchais à me cacher derrière des roseaux fantastiques, pour éviter le monstre à pieds de bouc. »[3]
Ce genre de témoignage m’a conforté dans ma conviction que la marijuana pouvait fondamentalement stimuler notre capacité à simuler les autres et à adopter leur point de vue.
Giacomo Rizzolatti |
La théorie de la simulation et le système neuronal miroir
Le débat concernant la théorie de la simulation a connu un nouveau revirement lorsqu’un groupe de chercheurs italiens réuni autour de Giacomo Rizzolatti a découvert le système neuronal miroir au début des années 1990. En bref, le groupe a remarqué que lorsqu’un singe s’empare d’une cacahuète, le même groupe de neurones moteurs responsable du mouvement de sa main s’active non seulement lorsque le singe accompli ce geste, mais également si le singe ne fait que percevoir un autre individu faisant le geste de s’emparer de la cacahuète. Depuis cette découverte, les neuroscientifiques tels que Rizzolatti, Vilayanur Ramachandran et Marco Iacoboni ont avancé que les neurones miroirs intégraient un système de neurones spécialisés dont la fonction est de stimuler notre capacité à « refléter » et à comprendre les émotions et les intentions d’autres individus. Les théoriciens de la simulation se sont appuyés sur cet axe de recherche pour défendre leur position : un système neuronal miroir spécialisé constituerait en réalité notre capacité particulière à simuler les autres lorsque nous les comprenons « de l’intérieur », plutôt que de procéder par simple déduction psychologique folklorique à leur propos.
Marijuana, autisme et système endocannabinoïde
En 2006, Vilayanur Ramachandran a publié un article sous le titre « Miroirs brisés – une théorie de l’autisme »[4], dans lequel il avance que l’autisme pourrait avoir un lien avec un système neuronal miroir défectueux (ou, pour ainsi dire « brisé »). Une théorie très controversée qui fait encore débat aujourd’hui. En m’appuyant sur mes propres recherches, j’ai émis l’hypothèse d’une connexion possible entre le système endocannabinoïde et le système neuronal miroir dans un chapitre de mon premier ouvrage sur la marijuana et l’empathie :
« Ce pourrait-ce (…) qu’il existe déjà une relation fonctionnelle entre le système endocannabinoïde dans notre cerveau et le système de cartographie corporelle, y compris le système neuronal miroir ? Là encore, il pourrait être utile d’étudier les améliorations des capacités cognitives sous l’emprise de la marijuana pour dégager un point de vue scientifique général sur les fonctions du cerveau humain. »[5]
Pourtant, si une telle connexion fonctionnelle existe, ce pourrait-ce que le système endocannabinoïde soit défaillant chez l’enfant autiste, et soit la cause de leurs problèmes de compréhension empathique ? Je pense que les récentes découvertes montrent que j’étais globalement sur la bonne voie, même si l’hypothèse du « miroir brisé » reste très controversée. Dans mes deux prochains essais, je décrirai comment certains enfants atteints d’un autisme grave semblent profiter indirectement de la marijuana médicale, puis je résumerai quelques nouvelles découvertes sur les liens possibles entre le système endocannabinoïde et l’autisme.
[1] Sebastián Marincolo, « High. Insights on Marijuana. Dogear Publishing 2010
[2] Pour d’autres témoignages, comparer Lester Grinspoon (2014), marijuana-uses.com et Novak, William (1980). High Culture: Marijuana in the Lives of Americans. Massachusetts: The Cannabis Institute of America, Inc.
[3] Gautier, Théophile, (1966). « Le Club des hachichins. » Dans : Solomon (éd.) (1966), « The Marihuana Papers » (Les carnets de la marijuana), Signet Books, Indiana, p. 174.
[4] Vilayanur S. Ramachandran & Lindsay M. Oberman, (2006) « Broken Mirrors: A Theory of Autism », (Miroirs brisés : une théorie de l’autisme) Scientific American 295, 62 – 69 doi:10.1038/scientificamerican1106-62.
[5] Sebastián Marincolo “High. Insights on Marijuana » (Sous l’emprise de la drogue. Perspectives sur la marijuana), Dog Ear Publishing, Indiana 2010.
Source et suite sur : sensiseeds.com