Et si l’analyse des eaux d’égouts devenait la méthode de référence pour mesurer avec précision la consommation de drogues sur l’ensemble des territoires ? Ce protocole, développé par des scientifiques dans toute l’Europe depuis la fin des années 2000, commence en tout cas à porter ses fruits et prendre de l’ampleur, avec notamment, la publication au début du mois d’une première carte de France de la consommation de drogues par une équipe du CNRS.
Cinq chercheurs du laboratoire Santé publique-Environnement de l’université Paris-Sud, en partenariat avec Veolia, ont pu analyser des échantillons d’eaux provenant de 25 stations d’épuration à travers la France, lors de deux campagnes de prélèvement en 2012. Ils y ont recherché les molécules de 17 drogues illicites présentes dans l’urine et les selles des consommateurs grâce à des spectromètres de masse. Soit un dépistage antidrogue anonyme à l’échelle de villes entières.
Pour le profeseur de santé publique et coauteur de l’étude Yves Levi, le procédé est une «belle avancée», donnant des résultats plus objectifs et révélateurs que les études menées jusqu’à présent auprès des usagers. Trop même, aux yeux de certaines municipalités, qui ont refusé de se prêter aux analyses, alors que les villes participantes ont demandé à être «anonymisées» dans l’étude. Et à voir l’embryon de polémique suscitée par la présentation des résultats sous forme de classement par le blog Docbuzz (1), certains édiles ont peut-être des raisons de craindre les conclusions cet outil.
La consommation de drogue en France n’est pas homogène
D’emblée, les mesures des chercheurs du CNRS confirment les conclusions de l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies dont un rapport de 2012 établissait les Français comme les plus gros consommateurs de cannabis en Europe. Par ailleurs, les prélèvements des eaux usées démontrent que la consommation de cannabis ne varie pas durant le week-end en France, à la différence de la prise de cocaïne, d’amphétamines ou d’ecstasy. Conclusion : en France, le cannabis n’est pas une drogue «festive».
Autre enseignement : la consommation de drogue n’a rien d’homogène au niveau national - elle varie selon la taille des villes et les régions. Selon Yves Levi, il est «absurde» de dresser un classement des «capitales de la drogue» basé sur ces premiers résultats en l’absence de données dans certains «bassins de vie» clés comme Marseille ou Lyon (2). Mais l’étude dessine des spécificités géographiques qui interpellent.
Par exemple, les traces d’opiacés, comme l’héroïne, sont particulièrement élevées dans le Nord-Est en comparaison avec le reste du territoire. La consommation de MDMA et d’amphétamines est quant à elle prévalente dans le Sud, qui fait aussi de gros scores pour l’usage de cannabis et de cocaïne. Les hypothèses pour expliquer ce tropisme sont diverses : d’une part, les stations balnéaires de la côte sont propices à la prise récréative de drogues. De l’autre, le Sud est la première région de France sur la «route de la drogue», ce qui entraîne une plus grande disponiblité des produits.
Pauvres et riches consomment de la même manière
Pourtant, les échantillons prélevés dans la région lilloise présentent des taux de molécules illicites exceptionnellement hauts. Notamment pour le cannabis, dont la consommation atteint cinq fois celle retrouvée à Amsterdam lors d'une étude transeuropéenne de 2011 réalisée suivant le même protocole. Seul bémol : une partie des échantillons ont été prélevés lors de la grande braderie de Lille, ce qui pourrait avoir biaisé les moyennes.
La consommation de drogues est aussi une question de concentration démographique. Dans les grandes villes (plus de 100 000 habitants), la consommation de cocaïne le weekend est 2,5 fois plus importante que celle des petites villes (environ 10 000 habitants). Ce qui s’expliquerait par une offre proportionnelle à la taille de la ville, et aussi la multiplication des endroits où en faire un usage récréatif. Quant aux amphétamines, on n'en trouve trace que dans les grandes métropoles.
Parfois, certaines convergences étonnent. «A Paris, on a fait des prélèvements dans un quartier aisé et une zone dite défavorisée pour le cannabis, raconte Yve Levi. Ce qui est intéressant, c’est que l’on obtient des résultats similaires : pauvres et riches consomment de la même manière.»
«Un outil pour cibler les politiques de prévention»
Les auteurs de l’étude se refusent pour l’instant à tirer plus de conclusions. Ils appellent à la création d’un observatoire national qui reprendrait ce dispositif et l’appliquerait à l’ensemble du territoire, afin d’affiner la cartographie. Selon le professeur Levi, il s’agit d’un enjeu de santé publique : «notre méthode permet de déterminer des zones précises pour cibler les politiques de prévention. C’est un outil indispensable pour les Agences régionales de la santé, les élus locaux ou les associations.»
Il ajoute que les prélèvements dans les eaux usées permettent de surveiller l’arrivée sur le marché de nouvelles drogues et de nouveaux usages. Ainsi, l’étude met en avant une présence de méthadone (un substitut médicamenteux à l’héroïne) dans les eaux d’égouts supérieure aux doses délivrées en pharmacie, ce qui réaffirme l’existence d’un trafic et donne une idée de son ampleur.
Enfin, ces prélèvements permettent de faire une évaluation des risques pour l’écosystème, car comme les autres micropolluants, ces molécules sont rejetées dans les rivières. «Nous avons fait des mesures sur des microorganismes et des poissons, et pour le moment il n’y a pas de risque de toxicité aiguë liée à ces molécules. On peut donc être partiellement rassurés, estime Yves Levi. Le problème est que ces produits se retrouvent mélangés avec d’autres polluants (plastique, hydrocarbures, solvants, résidus médicamenteux). Et l’effet combiné de ces molécules, on ne le connaît pas encore.»
(1) L'article repris par France 3 Nord-Pas-de-Calais dans un reportage présentant Lille comme la «championne de France» de la consommation de cocaïne et de cannabis a entraîné une vive réaction de Marine Aubry, maire (PS) de la ville. «J’ai été consternée par le reportage diffusé hier soir au journal télévisé régional de France3 qui désigne Lille comme première ville française de la consommation de cannabis et de cocaïne » a-t-elle déclaré dans un communiqué, mettant en doute la «méthode expérimentale» des estimations. «Difficile donc, voire scandaleux, d’affirmer que les Lillois sont devenus les plus gros consommateurs de drogues en Europe ! [...] Si cette étude peut s’avérer utile, elle doit être prise avec précaution.» conclut-elle.
(2) Par ailleurs, le chercheur pointe qu’une station d’épuration peut traiter les eaux usées de 80 villes à la fois dans certains cas.