De chaque côté de l’avenue Ben-Gourion, qui descend droit vers la mer à l’exact aplomb du temple Bahaï et de ses jardins persans, des rennes tirent leur traîneau, tout en guirlandes lumineuses, sous le soleil de décembre. C’est là, dans l’un de ces cafés du quartier arabe chrétien de Haïfa, à l’ombre d’un immense père Noël gonflable, qu’on a retrouvé Barak Abutbul - blouson, cheveux courts - et sa sœur aînée, Sivan. Elle lui tiendra la main, parfois, lorsqu’il suspendra son récit, la gorge nouée. «Longtemps, je n’ai pas pu raconter», dit-il. Barak a 24 ans, des éclats de mortiers dans le bras gauche et un syndrome de stress post-traumatique. Il est l’un des 11 000 Israéliens détenteurs d’une autorisation de consommation de cannabis à titre médical.
C’était le vendredi 7 janvier 2011, vers 18 heures. Nuit noire sur une colline surplombant la frontière avec Gaza. Barak Abutbul finissait ses trois ans de service militaire, encore un mois et retour au civil. Sa brigade repère trois Palestiniens armés qui semblent installer des explosifs le long de la barrière de sécurité. Ordre de sauter de la voiture. «J’avais tout mon barda de sniper, c’était lourd. Un copain m’a aidé à me coucher par terre. Il est mort.» Silence. «J’ai senti des impacts sur mon bras. Mon commandant avait le visage en sang, il respirait vite. J’ai pensé : je dois le regarder en face, lui dire ça va aller. Il crachait du sang. Ensuite, j’ai eu cette image tout le temps.» Vingt minutes de tirs, infinis dans l’obscurité. Côté Palestiniens, un blessé, tous enfuis. Côté Israéliens, un mort, quatre blessés, victimes de «tirs amis». «L’erreur» sera l’objet d’une courte dépêche illustrant un regain de tension entre le Hamas et Israël.
«J’étais devenu un zombie»
«Quand je suis rentré à la maison, j’ai dit : "ça va".» Deux semaines après, les cauchemars. «J’avais peur d’aller me coucher. Le lit, c’était la guerre, c’était retourner sur la zone. Je pouvais rester quarante-huit heures debout. Et puis les accès de colère, incontrôlés. Je vivais dans un état d’alerte permanent. Je sursautais au moindre bruit. Les images me revenaient n’importe quand, pour un bruit, une odeur.» Et la douleur qui ne passait pas. «On n’a pas pu m’enlever tout le métal, ça bouge», dit Barak, montrant trois protubérances brunes sur son biceps gauche. Le psychiatre de l’armée diagnostique un syndrome de stress post-traumatique (SSPT). «Morphiniques, antidépresseurs. J’étais devenu un zombie. Accro. Un jour, je me suis rendu compte que je bavais en regardant la télé, la bouche ouverte.»
Et puis, un coup de chance : un proche avait une ordonnance de cannabis contre les douleurs persistantes d’une blessure. Il lui propose d’essayer. «Dans la famille, c’était tabou. Mon père, ingénieur, fait partie d’une brigade volontaire antidrogue. Mais pour la première fois depuis des mois, j’ai dormi. Treize heures. Je me suis senti calme. C’était incroyable. Après, je me suis documenté. J’ai cherché un médecin qui m’obtienne une autorisation. Une galère. J’ai fini par l’avoir, neuf mois après ma blessure», dit Barak qui compte toujours le temps à partir de «l’accident».
Renouvelable tous les trois mois après consultation, la licence tamponnée du ministère de la Santé autorise Barak à acquérir, auprès d’un distributeur agréé, des «boutons floraux séchés» de cannabis et lui interdit de consommer devant un mineur, en public, de partager, de revendre, de conduire… Le prix, fixé par le gouvernement, remboursé en partie par sa caisse d’assurance maladie, est le même pour tous : 370 shekels (77 euros) le traitement mensuel, quelle que soit la quantité prescrite, «histoire de ne pas instaurer un prix au gramme servant d’index aux dealers», nous précisera un expert. Certains ont 100 grammes, le maximum légal. Barak a le minimum, 20 grammes. C’est «un peu juste», mais il exclut de se fournir dans la rue. «Le cannabis cultivé pour la médecine est contrôlé, ses principes actifs sont dosés. J’en ai une sorte pour le matin, une autre pour le soir.» Il assure n’être «jamais défoncé, sans doute l’accoutumance», et ne s’estime pas dépendant, mais «au contraire, libéré des dérivés de la morphine». Simplement, sa douleur est devenue «gérable» et s’il reste psychologiquement fragile, il peut rire, manger, dormir et espère retravailler un jour. En attendant, il expose régulièrement son expérience aux vétérans handicapés aidés par l’association Hope for Heroism.
Soins à l’huile de cannabis dans la maison pour personnes âgées du kibboutz Na’an. (Photo Olivier Fitoussi)
Aux antipodes de la Californie
Barak est ravi d’apprendre qu’à une demi-heure de là, à l’université de Haïfa, la chercheuse Irit Akirav a publié cette année des travaux sur des effets positifs du THC (le tétrahydrocannabinol, la substance psychoactive du cannabis) chez des souris atteintes de stress traumatique, tandis qu’à l’hôpital Hadassah à Jérusalem, le psychiatre Pablo Roitman teste la substance sur une petite cohorte de patients souffrant de SSPT. Le jeune homme espère que ce trouble psychique restera au nombre des maladies éligibles à un traitement par la marijuana. Leur liste est alors en cours de révision au ministère de la Santé israélien, devenu discrètement le plus grand prescripteur de marijuana thérapeutique au monde, derrière les Etats-Unis.
«Israël distribue près de 400 kilos de cannabis médical par mois, plus qu’aucun pays européen», relevait, en mai, la ministre israélienne de la Santé, Yael German, défendant la nécessité d’une nouvelle réglementation sur le cannabis médical pour faire face à son essor : + 30% en 2013. On est bien au-delà de la situation des Pays-Bas, premier pays européen à autoriser, en 2000, la marijuana thérapeutique : à peine 2 000 patients y ont été recensés depuis, tandis que l’unique cannabiculteur agréé, Bedrocan, a vendu l’année dernière 450 kilos d’herbe «seulement». Mais on est aussi aux antipodes du grand bazar de Californie, le premier des dix-neuf Etats américains à avoir légalisé, en 1996, le cannabis médical : là, il suffit d’arguer d’une migraine chronique auprès des nombreux toubibs agréés pour pouvoir, après enregistrement, acheter quasiment autant d’herbe que souhaité.
En Israël, où détention et consommation de cannabis restent prohibées, l’Etat s’efforce de garder la haute main sur son usage médical. C’est le ministère de la Santé qui délivre, au cas par cas, les autorisations que doivent lui demander les médecins, en prouvant que tout autre traitement a échoué depuis un an, une procédure lourde et lente. Seuls quelques praticiens hospitaliers agréés (oncologues essentiellement) sont habilités à rédiger eux-mêmes les prescriptions. Celles-ci sont réservées aux douleurs chroniques, nausées, pertes d’appétit, spasmes musculaires liés à des maladies «listées» : sida, cancers, sclérose en plaques principalement, auxquelles se sont ajoutées, occasionnellement, le syndrome de stress traumatique, la maladie de Parkinson, l’épilepsie, le syndrome de Tourette…
Mi-décembre, au terme d’atermoiements marqués par une grève de la faim de patients, de familles et de médecins inquiets d’une possible restriction de l’accès à l’herbe, le gouvernement a adopté une directive qui prévoit de créer une agence du cannabis médical, de revoir le mode de distribution et de fluidifier sa prescription : le nombre de médecins hospitaliers autorisés à prescrire de l’herbe passera de vingt à trente, les malades en chimiothérapie et en phase finale recevront les autorisations sous quarante-huit heures. «En 2018, 40 000 patients bénéficieront du traitement», a assuré Yaël German, du parti Yesh Atid (centre, laïc), accusée sur sa droite d’être encore trop… timorée : le député Moshe Feiglin, ultranationaliste du Likoud, réclamait que tous les médecins puissent délivrer eux-mêmes une ordonnance de marijuana.
La force du bouche à oreille
Le cannabis thérapeutique fait bien partie du paysage israélien. Si seulement 26% de la population est favorable à la légalisation de son usage récréatif, son usage médical est accepté par une large majorité de 75%, selon un sondage publié en octobre par le quotidien Haaretz. Les Israéliens s’étonnent volontiers qu’il soit interdit en France («Même pour les malades du cancer ?» insistent les incrédules) et que le Sativex - aérosol des laboratoires britanniques GW à base de cannabis - n’ait reçu que cet été un feu vert hexagonal alors qu’il est arrivé de longue date en chez eux, où il semble, d’ailleurs, moins prisé que l’herbe.
Comment, en Israël, pays de la médecine high-tech et patrie de géants pharmaceutiques comme le génériqueur Teva, le traitement par une plante, classée de surcroît au tableau des stupéfiants par l’ONU depuis 1961, est-il devenu si populaire ? L’histoire tient à un cocktail singulier de médecine compassionnelle et de recherche scientifique agité par des courants laïcs comme religieux. Elle a commencé au milieu des années 90, à l’époque où la marijuana apparaît aux Etats-Unis comme une aide contre l’anorexie du sida. Dans un pays de 8 millions d’habitants grand comme la Lorraine, où le bouche à oreille, amplifié par les réseaux sociaux, joue à plein, le succès du cannabis médical s’est bâti mezzo voce, à la demande de patients, médecins ou scientifique et au fil d’autorisations discrétionnaires et de directives ministérielles.
En 1995, un comité sur le cannabis médical créé dans le cadre parlementaire et composé d’un chimiste et d’un ingénieur recommande au ministère de la Santé d’en permettre l’accès aux patients très malades. Quelques dizaines, essentiellement souffrant du sida, seront autorisés à cultiver des plants chez eux, ce dont certains sont incapables. En 2002, tournant. Le ministère charge le responsable de la politique du médicament, le psychiatre Yehuda Baruch, d’examiner et de valider les demandes transmises par des médecins. Les licences tombent au compte-gouttes, la production de cannabis médical devenant l’affaire de quelques personnes autorisées à le fournir… gratuitement.
En 2009, alors que seulement 400 patients ont une autorisation, un documentaire choc, réalisé par Zach Klein, alors étudiant à Tel-Aviv, et une vedette de la télé israélienne, Avri Gilad, est diffusé deux fois sur une chaîne grand public : des patients témoignent de la façon dont la marijuana les a soulagés et leur a redonné appétit et goût de vivre, soutenus par des médecins hospitaliers. L’année suivante, les quelques cannabiculteurs bénévoles agréés sont enfin autorisés à vendre leur production, un prix unique de traitement est fixé et les oncologues de cinq hôpitaux sont habilités à le prescrire sans demander l’aval du ministère. Dès lors, le nombre des bénéficiaires explose.
Cependant, si le cannabis médical a ainsi percé en Israël, c’est d’abord grâce au chimiste israélien Raphael Mechoulam, pionnier mondial de la recherche sur la marijuana. C’est lui qui, en 1964, a découvert la structure du THC et du cannabidiol aux vertus anti-inflammatoires. Lui également qui a montré que l’organisme produit des molécules similaires, ouvrant la voie à la compréhension de l’action de la marijuana. Et c’est lui qui avait recommandé, dès 1995, son usage médical. On le rencontrera à l’université hébraïque Hadassah de Jérusalem où, à 83 ans, il reste l’expert incontournable de la science du cannabis.