Premiers extraits du livre Generation H volume 3

Soft Secrets
23 May 2017
Le dernier volume de la trilogie Generation H sera disponible en librairie à partir du 26 mai. Ecrit par Alexandre Grondeau et publié aux éditions La Lune Sur Le Toit, Génération H raconte l’histoire du jeune Sacha et de ses amis stoners, amateurs de haschisch et de bonne musique. Dans le premier volume, on peut les suivre encore adolescents dans un road trip estival et enfumé dans le sud de la France. Une véritable plongée dans les sound systems et les free parties des années 90. Dans le deuxième volume, on les retrouve étudiants à la fac et dans leurs voyages initiatiques à Barcelone et à Amsterdam. Vous retrouverez bien sûr, la suite de leur aventures dans ce troisième volume intitulé «Bons à rien sauf à vivre». Découvrez ci-dessous les premiers extraits de ce nouveau roman.  Alexandre Grondeau GENERATION H Bons à rien sauf à vivre Prologue La musique était notre religion, le sound system notre lieu de culte, la danse notre unique prière. Bam... Bam... Bam. Vingt kilos de son crachaient notre rage de vivre au monde entier. Les lignes de basses unissaient l’underground, l’avant-garde musicale d’un monde postindustriel agonisant. Les corps ondulaient sans autre satisfaction que le plaisir d’être unis dans l’instant, d’exulter enfin loin des putasseries du quotidien, de brûler de l’envie de tout détruire et de ne pas recommencer. Nous voulions vivre ou mourir, mais ivres et libres. Les skanks de guitare indiquaient la marche à suivre : refuser le formatage, la soumission, les compromis, adresser un gros doigt d’honneur au système et aspirer au fond de son âme la poussière d’étoiles qui nourrissait les têtes chercheuses d’existence. J’étais là, j’étais loin. Mon cerveau était ankylosé par les effluves de THC, mes yeux s’ouvraient à peine. Les battements de mon cœur s’accéléraient sous l’effet de la weed, du rhum et du manque de sommeil. La nuit avait envahi la ville et elle refusait d’éteindre mon esprit depuis au moins quarante-huit heures. Las, j’étais moi, j’étais bien. Le deejay haranguait une foule déchaînée, sûr de la légitimité de son combat : - Ils nous écrasent. Ils nous oppressent. Ils veulent nous la faire à l’envers, mais ils ne pourront pas nous faire taire. Ils veulent tuer notre culture sound system. Ils inventent des lois pour saisir nos sonos, notre matériel, pour nous racketter à coups d’amendes exorbitantes, ils veulent même nous enfermer. Ils nous disent d’éteindre la musique à vingt-deux heures, mais nous sommes des milliers à refuser cette merde. Si je tombe, vous serez là pour me relever. Pour me remplacer. Nous n’abandonnons jamais. Eh ! deejay, balance-leur notre vérité... Nous n’abandonnerons jamais ! Le maître des platines rastas s’exécuta. Coiffé d’un turban rouge vif retenant ses dreadlocks et vêtu d’une longue tunique blanche, il posa le diamant sur le vinyle tournoyant avec la conscience du tueur d’élite qui charge son Beretta avant de monter au front. Le temps pouvait s’arrêter. Nous connaissions la fin de l’histoire et elle ne serait pas à notre avantage. Alors autant profiter, ici et maintenant. Hic et nunc. Une seconde avant que le morceau débute, il adressa un sourire rayonnant à la foule impatiente. Sa guerre à lui n’était pas sanglante, ni meurtrière, il éveillait les consciences avec ses sélections musicales. Le deejay ne tuait pas aveuglément comme les gouvernements, il avait pour mission d’éduquer et de subvertir ses contemporains tout en les divertissant. une voix rauque et reconnaissable entre toutes annonça le début des hostilités entamées avec Jah Jah City. Capleton, le leader de la nouvelle génération d’artistes jamaïcains, venait allumer en patois yardie les premiers feux de la nuit, propulsé par un mur d’enceintes impressionnant. « Jah Jah city, Jah Jah town, Dem waan fi turn it in a cow bwoy town now...» Derrière l’autoproclamé prophète jamaïcain et ses paroles incendiaires pour la société de consommation, la relève des grandes légendes du reggae était assurée par Morgan Heritage, Junior Kelly, Sizzla, Buju, Luciano... Ils portaient haut le message contestataire de la musique jamaïcaine et les aspirations de la jeunesse à vivre autrement. Ils rejoignaient en cela les mouvements alternatifs issus des free parties, des squats, des ghettos afro-américains et des quartiers populaires du monde entier. Le nouveau millénaire débutait avec une armée de soldats désirant faire tomber musicalement les murs de Babylone. Le système érigeait ces derniers pour séparer les gens, les peuples, les familles. Il divisait pour asseoir son pouvoir quand nos murs de sons, eux, rassemblaient les gens sans distinction de genre, d’origine, de classe, de religion. Le retour de la foule ne se fit pas attendre. Les cris, les cornes de brume, les pétards accueillirent le morceau pendant que des policiers commençaient à apparaître un peu partout autour de nous. La répression prenait place. Mathieu s’approcha de moi pour me prévenir. — Ça va être chaud, là. Mate tous les condés... — T’inquiète, ils peuvent rien, on est trop nombreux. Ils vont quand même pas les obliger à débrancher. T’imagines l’émeute ? On n’arrêtait pas un peuple qui danse... enfin pas là, pas maintenant, pas à Notting Hill, le dernier week-end d’août, quand plus d’un million d’amoureux de la culture caribéenne venaient communier devant des sound systems installés un peu partout dans ce quartier chic, ancien fief des immigrés jamaïcains. Rien ne pouvait stopper notre marche en avant musicale, même pas un stupide couvre-feu qui datait des années Thatcher. « Enfin, j’espère pour nous car sinon on va dérouiller. » Deux nouveaux cars de bobbiesarrivèrent en renfort. Ils étaient maintenant près d’une cinquantaine de mecs en uniforme à nous regarder danser, de manière impassible. Leur calme annonçait la tempête. Celui qui semblait être leur chef tenta de s’approcher de la console qui alimentait la sono. Deux grands Noirs, habillés comme des Black Panthers, avec leurs vestes sombres en cuir et leurs bérets portés de travers, lui barrèrent la route. Le responsable des forces de l’ordre tenta de négocier mais il se vit rapidement entouré d’une foule de défenseurs de bonne musique, de la liberté de faire la fête dans les rues de la capitale britannique et des droits civiques. Les derniers gardiens de notre temple musical se tenaient droits comme des « i », fiers comme des hommes qui n’ont plus rien dans la vie que leur art pour crier leur désespoir et leur déclassement. Le policier était bien ennuyé. Sa hiérarchie l’avait envoyé faire le sale boulot, mais il avait tout sauf envie de provoquer un remake des émeutes raciales qui avaient marqué le quartier dans les années 1950 et donné naissance au carnaval jamaïcain londonien. À l’époque, les ancêtres des boneheads, aussi avinés que décérébrés, se donnaient le droit de casser de l’immigré, histoire d’occuper les week-ends pluvieux et de tenter de faire fuir les minorités visibles des quartiers populaires. Aujourd’hui les choses étaient différentes. La bourgeoisie bohème occidentale n’avait plus qu’à se concentrer dans les quartiers qu’elle convoitait pour provoquer l’augmentation des loyers et en éloigner les classes les moins aisées, avant d’aller célébrer ses victoires sociétales et sa prise de pouvoir sur Portobello Road. De nouveaux cars remplis de bleus arrivèrent. Ils se mirent en position de manière à bloquer la rue des deux côtés et organiser un barrage filtrant. une partie des festivaliers, sentant la tension monter, préféra vider les lieux pendant qu’il était encore temps. Entre deux big tunes, le deejay ordonnait aux spectateurs de rester là. — Ils ne peuvent rien tant que nous sommes solidaires. Ils ne peuvent rien tant que nous sommes unis.La majorité du public acquiesçait en criant. D’autres spectateurs plus énervés commençaient à balancer des bouteilles vides sur nos nouveaux gardes du corps qui en profitèrent pour enfiler leurs uniformes de RoboCop. — Je mettrais pas un billet sur le fait que ça parte pas en couille. — Mais non, tu flippes pour rien, passe-moi le rhum. J’avalai plusieurs gorgées de rhum arrangé dans lequel avaient macéré pendant des mois de grosses têtes d’Orange Bud. Il arrachait la gueule et retournait les tripes mais il tenait éveillé mieux que le mauvais speed qui tournait un peu partout dans le quartier. Le responsable de la police locale parlementait toujours. Il croyait inverser le rapport de force en gonflant ses pectoraux et en montrant ses renforts prendre place. Il ne comprenait pas où il avait mis les pieds. — Ici c’est la musique du peuple, seen? Vous pouvez passer votre chemin, Monsieur l’agent, hurlait à nouveau le MC, nous ne rendrons jamais les armes. Le nom du sound system et sa situation devant le dernier vendeur de galettes en vinyle de Notting Hill auraient dû lui mettre la puce à l’oreille. L’Original People Sound qui ambiançait notre début de soirée appartenait la boutique peinte en vert, jaune et rouge devant laquelle étaient posées les grosses enceintes que la police souhaitait éteindre. Sur All Saints Road, le People Sound Record Shop était tenu par Daddy VGO, un vieux sage rasta qui avait connu l’époque des Teddy Boys et celle des Rudies, le temps où la musique permettait aux classes populaires blanches et noires les plus ouvertes de se mélanger pour danser sur du ska, du rocksteady, du 2Tone. Le vieil homme ne ferait aucune concession. Il avait consacré sa vie à diffuser la musique du peuple et il ne comptait pas arrêter, ni aujourd’hui ni demain. Il n’éteindrait son groupe électrogène que lorsqu’il le déciderait, police ou pas, coups de matraque ou non, répression, amendes, menaces des représentants de la loi ou quoi que ce soit. Derrière lui, la foule faisait bloc, confiante dans les combats qu’elle menait et, l’ivresse aidant, certaine de connaître son ennemi. « ACAB ! All cops are bastards. » Les jets d’objets divers sur les forces de l’ordre continuaient : canettes, bouteilles en plastique, boules de papier, chaussures... L’imagination des teufeurs était sans limite, mais quand un de nos voisins se mit à craquer un fumigène et à le balancer sur le car des policiers, Mathieu siffla la fin de la récréation et m’attira loin des emmerdes. — On va quand même pas se faire emmerder alors qu’on est censés prendre du bon temps. Il avait raison, il fallait bouger. On joua des coudes dans la foule pour sortir du dance floor et retrouver le reste de notre équipe s’éclatant près du corner du Channel One Sound System, à l’angle de Westbourne Park Road et Leamington Road Villas. L’ambiance y était plus détendue, même si là aussi un agent de police essayait d’expliquer à Mikey Dread et à Jah T qu’il allait falloir fermer boutique. Qui ne tente rien n'a rien, mais là encore le dialogue entamé semblait compliqué puisque les deux rastas faisaient mine de ne pas entendre l’homme en uniforme. — Ils sont rudes, quand même, de tout vouloir arrêter à vingt-deux heures. —J’imagine qu’ils ont de bonnes raisons. Comme celle de permettre à ce jeune en train de vomir ses tripes de rentrer chez lui. Le pauvre avait l’air mal en point. Après avoir évacué son jerk chicken, il vidait son estomac du peu de bile qu’il lui restait. Une amie le soutenait dans cette épreuve, et j’espérais pour lui qu’il avait déjà conclu avant d’embrasser le bitume parce que sinon, ça s’annonçait mal. — À part nous prendre la tête, j’vois pas, se marra Nicolas. — Ils nous font chaque fois le même coup : on fait trop de bruit, on empêche les bonnes gens de dormir, on est ingérables, il y a trop de drogues dans nos soirées. Ils ont fait la même en 1994 avec leur putain de Criminal Justice and Public Act... expliqua Julio, qui venait de bourrer un shilom plein de crème de Manala. Tu l’éclates ? me proposa-t-il. —Bien sûr. Je posai ma bouche contre le tube en terre cuite et aspirai profondément plusieurs fois de manière à bien allumer le foyer. Quand il fut incandescent, j’ouvris ma gorge et mes poumons en grand pour absorber cette fumée magique provenant des grandes vallées indiennes, perdues dans la Parvati. Autour de nous la foule dansait toujours au rythme des enchaînements de disques de Mikey Dread et des discours d’Afrikan Simba, le MC officiel du crew. — Ils ont vraiment de pures sélections, remarquai-je en plissant le front sous l’effet de la claque. — Imagine le nombre de milliers de vinyles qu’il faut posséder pour ne jamais rejouer le même set, rétorqua Nicolas. Tu penses au poids de tes box et à la place que cela doit prendre chez toi ? — Ouais, c’est pour ça qu’on a inventé le mp3. Fini la galère des sacs à transporter pleins de 33 et de 45-tours. Bienvenue dans le troisième millénaire et la nouvelle ère des disques durs. — Blasphème ! s’écria Julio. Le son compressé est trop dégueu et rien ne vaudra jamais le vinyle et ses craquements magiques. — Ainsi parlaient les derniers dinosaures de la musique, incapables de s’adapter à la modernité, me moquai-je avant de plonger la main dans mon jean. Mon portable venait de vibrer. La claque du shilom se diffusait dans tout mon corps et je mis quelques secondes avant d’attraper mon Nokia perdu dans le capharnaüm des poches de mon baggy. Sans doute était-ce un client qui ne savait pas que j’avais pris quelques jours de repos pour fêter le bel été qui s’achevait. J’avais oublié d’éteindre mon téléphone et j’allais encore faire exploser mon forfait. Je déchantai de suite. La défonce de la journée s’envola d’un coup à la lecture du message. une sueur froide me parcouru l’échine. — Putain, David s’est fait serrer... Le message était lapidaire, il venait de Mélanie. Notre ami était tombé le matin même. Les condés avaient débarqué chez eux à six heures, ils avaient mis leur appartement sens dessus dessous et embarqué David qui n’était pas sorti du commissariat depuis. Le temps venait de s’arrêter. Le bruit de la rue était devenu inaudible. Mes trois potes sondaient mon regard pour y chercher une mauvaise plaisanterie. Ils n’y trouvèrent rien d’autre que de l’inquiétude pour David. C’était la merde. Première Partie Il avait donc fallu se mettre au vert. Le retour à la maison était différé. J’avais envie de tout sauf de me faire réveiller à l’aube par la maréchaussée avant de goûter aux joies de la garde à vue et du mitard. « Ils ont vraiment rien d’autre à foutre que de chasser les stoners... » Le journal avait annoncé un gros coup de filet dans les milieux de la drogue. Il n’y avait pourtant pas de quoi pavoiser. Arrêter une dizaine de postadolescents bringueurs et débrouillards et les faire passer pour des barons locaux de la dope n’avait rien de glorieux. On ne savait pas ce qui avait été retrouvé, mais l’honneur de l’État était sauf. Le responsable des opérations se félicitait de la réussite de son plan. Il était beau et fier dans son costume immaculé. Les citoyens respectables pouvaient dormir tranquilles. Un dangereux réseau de dealers était tombé. Les policiers chargés de l’enquête auraient une promotion, la balance qui avait indiqué les appartements à perquisitionner ne serait pas inquiétée, les conversations des gens bien comme il faut seraient alimentées pour la semaine, les rédactions locales pourraient écrire de long dossiers sur les ravages du cannabis et David et nos potes étaient dans la merde. « Fils de pute. » Les condés avaient débarqué à six heures du matin chez eux pour les déloger. Ils avaient sorti le grand jeu. Plusieurs dizaines d’agents avaient été mobilisés, la BAC, les stups, la brigade cynophile, des huissiers, un substitut du procureur... Tout ce joli monde voulait participer à la fête. Ils avaient mis pour l’occasion leurs plus beaux uniformes, sorti leurs plus impressionnantes armes, mais il n’y avait personne à impressionner ce matin-là. Ils s’attaquaient à des fumeurs d’herbe et de hasch qui, pour la plupart, trafiquaient pour passer leur journée à rouler des joints avec leurs potes. Ils avaient défoncé les portes d’entrée au bélier, mais David leur aurait ouvert s’ils avaient sonné. Ils les avaient menottés comme de dangereux assassins mais pas un de nos amis ne se serait enfui. Et pour aller où, d’abord ? Aucun de nous ne s’appelait Escobar, Mesrine ou Montana. Nous étions les gosses d’en bas de chez vous, vos neveux, vos cousins, des jeunes cons, hédonistes et rêveurs, qui ressemblaient autant à des voyous que des hippies à des agents de circulation. « Si fumer de la weed est un crime... » C’en était encore un dans la France de ce début de troisième millénaire et la réalité venait de le rappeler cruellement à David. — Quelle merde ! Nous étions tous dépités, allongés comme des cadavres sur les matelas miteux d’une chambre d’hôtel impersonnelle. Nicolas roulait spliff sur spliff, Mathieu se rongeait les ongles en tournant fiévreusement les pages d’un vieux magazine, j’essayais d’analyser au mieux les dernières nouvelles et leur impact à court terme. —C’est clair qu’on n’a aucun intérêt à redescendre tant qu’on sait pas ce qui est arrivé à David. — On s’en doute un peu, Sacha, non ? On venait tous de toucher et c’était blindé de weed chez lui. T’ajoutes ça aux quelques savonnettes qu’il a toujours pour dépanner, à son cash planqué, et avec un peu de malchance à la « c » ou aux taz qu’il laissait dans son congélo, et tu obtiens un jackpot de galères... Mathieu était d’une lucidité glaciale. Sa capacité métaphorique était en revanche plus limitée. —C’est la merde ! Une putain de merde bien dégueulasse, bien crade. Un truc diarrhéique, tu vois, celui qui te bloque aux chiottes des heures durant et te tord les boyaux jusqu’à mourir. — Épargne-nous les détails. — Regarde la vérité en face, Nico, on est mal. — David est mal. — On est tous mal, Nico. Et moi le premier. David était tombé et avec lui tous mes sous. Toutes les économies que je mettais de côté depuis que j’avais décidé de décoller de ce pays. Je les lui avais déposées comme à chaque fois que je partais en vadrouille quelques jours et que je laissais mon appartement sans surveillance. Les cambriolages étaient fréquents à Nice, en particulier quand vous étiez revendeur de bédos. Ue piaule laissée seule devenait une ible facile. Les portes étaient fragiles, leurs verrous dociles. L’homme est ce u’il est et l’appât du gain fait le reste. On ne pouvait faire confiance à personne. — T’es sérieux ? — Oui. — T’avais laissé combien ? — Des sous. — Combien ? — Mes sous. Un long silence troubla nos angoisses. Dehors, la vie continuait comme si de rien n’était. On roulait à gauche ou à droite, je ne savais plus. Les voitures et les passants étaient les automates d’un drôle de jeu de société. Les réalités s’entrecroisaient sans faire de bruit, laissant les doutes habiter nos crânes. Nico me tendit le joint. J’aspirai une longue taffe de White Widow. J’avais envie de peupler l’air de bonnes odeurs et de bonne musique. Toutes ces histoires de thune et de flics me fatiguaient. Mathieu se leva pour allumer la radio, il était dans le même état que moi. Las. Du blabla, du rock dépressif, de la variété inaudible, du rap bling-bling, du classique poussiéreux, les ondes londoniennes n’avaient rien à envier à la bande FM métropolitaine. Comme en France, la radio britannique était la pissotière de l’industrie de la musique. Comme en France, elle avait pour mission d’éduquer au mauvais goût, au vulgaire, au facile. Mon ami l’éteignit et sortit alors son petit poste portatif qui se mit à jouer un remix sauce jamaïcaine du hit des mauvaises filles Eve et Gwen Stefani : Let Me Blow Your Mind. Anthony B était à la manœuvre et son Shake That Thingretournait les sound systems de la planète entière. Même sur un speaker ridicule, le morceau avait de la tenue. — C’est mieux. — Oui. Que notre monde s’écroule, OK, mais par pitié que la bande-son soit bonne. Mathieu me fit sourire. Je faillis lui demander de nous raconter une ou deux de ses blagues véganes pourries, mais je repensais à David au trou, puis à mes économies sous scellés posées sur le bureau de l’inspecteur qui demandait à mon ami de lui expliquer l’origine de cet argent. — Eh bien c’est très simple, Monsieur l’agent, vous allez voir. Nous allons en rire quand j’aurai terminé de vous expliquer. Enfin j’espère. Mon meilleur ami est parti en week-end à Londres pour se démonter la tête au carnaval de Notting Hill. C’est un grand amateur de basse et de reggae, mais cela c’est une autre histoire que je vous raconterai plus tard. Il ne voulait pas laisser cet argent liquide chez lui et me l’a donc confié le temps de son absence. Il se trouve que la somme est conséquente car il projetait de partir bientôt faire le tour du monde. Voilà pourquoi j’ai autant de petites coupures chez moi, car il se trouve que moi aussi j’économisais dur depuis de longues années afin de m’acheter le camion de mes rêves. Vous aimez les camions ? J’avais trouvé mon bonheur, le vendeur, et je savais exactement comment l’aménager. J’étais sur le point de l’acheter avant que vous ne pénétriez ce matin chez moi. Le nom de mon ami ? C’est-à-dire... Le travail que je faisais pour gagner ma vie ? Euh... Comment j’explique les pains de cannabis retrouvés dans mes boîtes à chaussures ? Eh bien, vous n’allez pas le croire... Et le sac de skunk trouvé dans ma salle de bains ? Monsieur l’agent, je crois que je vais appeler mon avocat. Quelles que soient les histoires que David allait raconter, son avocat allait devoir être sacrément bon car ce n’était pas la première fois que notre ami se faisait prendre les poches pleines de weed. — C’est un cauchemar. — Encore plus pour David. — Je vois bien... mais qu’est-ce qu’on peut y faire, là ? — Rien. il n’y rien d’autre à faire qu’attendre et laisser passer la tempête. On n’avait pas de nouvelles depuis son arrestation et c’était compliqué d’en obtenir. On avait tenté d’appeler les proches en étant discrets mais si David et dix mecs étaient tombés comme cela c’est que tout le monde était sur écoute depuis déjà quelque temps. Nico apprit par sa copine le nom des autres gars tombés. C’était notre garde rapprochée, des mecs avec qui on brassait depuis des années. i l n’y avait aucun doute, la bande avait été visée, et nous avions échappé au coup de filet grâce à la folie de Mathieu qui nous avait pris la tête pendant quinze jours pour que nous montions terminer l’été en mode jamaïcain. La prochaine fois, fais-moi penser à ne même pas discuter tes idées de week-end. J’avais hésité à monter avec lui et Nicolas à Londres. Je m’étais constitué une jolie cagnotte durant l’année. J’avais fait plusieurs business lucratifs et je ne voulais pas tout claquer sur un coup de tête. Mon départ pour ailleurs n’était plus très loin mais je n’avais pas résisté aux arguments de Mathieu : du bon son, de la weed, du rhum et mes meilleurs potes pendant une petite semaine. L’inspiration avait été judicieuse, même si je venais de perdre un bon paquet de thune. Nicolas me fit tourner un nouveau joint et il me demanda : — Et ta weed, elle était chez lui aussi ? —Non, je la cache toujours dans la cave de mes parents. C’est tellement pourri qu’ils n’y descendent plus depuis des années. Et puis comme ça si je me fais choper ma maille, il me reste la beuh. Ou inversement. — Tant mieux. — Pourquoi ? — Parce que pour le coup, moi, j’avais laissé ma skunk chez David. Un de mes clients devait passer chez lui ce week-end pour toucher deux cents grammes. Personne ne souffla mot. Avec des amis comme nous, David n’avait pas besoin d’ennemis. Avecautant d’herbe et d’argent, ça serait dur de ne pas être considéré comme un grossiste. Il risquait de prendre cher et nous ne pouvions rien faire. J’étais mal. Nous étions mal. Mon regard restait dans le flou. Il cherchait une solution sans la trouver. Mes yeux avaient du mal à se détacher de mes pensées vaporeuses. J’avais soudain besoin de beaucoup de sommeil. Dormir était la solution. Ne plus penser à rien. La mixtape jouait maintenant le titre dancehall Log Ond’Elephant Man. Le son n’était pas du tout de circonstance. Il aurait fait danser un mort, et nous voulions oublier nos misères. C’était aussi un des préférés de la nana de David. Mathieu appuya sur stop. — On fait quoi, alors ? — On part comme prévu. — OK, mais on va où ? Perso, Sacha, je rentre pas à la maison pour me faire cueillir comme un glandu devant chez moi. — Non, on va s’arrêter sur le chemin et passer quelques jours à Paname. Depuis le temps qu’on doit aller squatter là-bas et se faire une soirée ou deux avec Fred, c’est l’occasion de se divertir un peu et de prolonger le week-end. Nico et Mathieu acquiescèrent ensemble, l’un en écrasant son joint dans le cendrier, l’autre en terminant d’arracher l’ongle qu’il mordillait depuis le jour précédent. — Et pour David ? — Pour le moment, on ne peut rien pour lui. La seule chose à faire est de sauver nos fesses et de faire le mort quelque temps. Avec un peu de chance, tout le monde tiendra sa langue et ressortira bien gentiment après les interrogatoires. Entre-temps, pour patienter, on ira retourner les soirées et les teufs parisiennes. Y a rien d’autre à faire. Il y avait pire comme punition. www.generation-h.fr
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