Le boom du cannabusiness au Colorado

Soft Secrets
29 Dec 2013

Plus que quelques jours avant la libéralisation de l'industrie


Plus que quelques jours avant la libéralisation de l'industrie

Au Colorado, le 1er janvier prochain, la vente du cannabis ne sera plus seulement autorisée aux malades. A quelques jours de la libéralisation, la culture et la vente de marijuana deviennent une industrie, pilotée par des entreprises comme Good Med Networks (photo), à Denver.

D'abord, l'odeur - une tornade aigre-douce, qui vous assaille dès l'entrée de ce bâtiment d'une zone industrielle de Denver (Colorado). Ensuite, la vue - ce dédale de 1000 mètres carrés recèle 1800 plantes imposantes, hérissées de tuyaux hydroponiques et de gros bulbes velus, baignant dans la lumière jaunâtre de lampes au sodium.

La serre de béton, nichée aux confins de la capitale du Colorado, évoquerait une couveuse pour extraterrestres si Duncan Cameron, directeur de production de Good Chemistry, l'un des fournisseurs de marijuana les plus respectés de la région, n'émergeait par instants de sa pépinière pour vanter le business de l'avenir.

Le botaniste n'a pas son pareil pour décrire les vertus psychoactives des plants de sativa et les propriétés thérapeutiques des fleurs d'indica, l'autre famille de Cannabis, mais il est plus bavard encore sur les grands projets de sa bonne maison, Good Chems: les derniers aménagements d'une nouvelle plantation couverte de 2000 mètres carrés installée dans un entrepôt voisin, et la formation accélérée des nouvelles recrues d'une équipe de 50 personnes nécessaire au doublement de la production.

Le commerce sera aussi réglementé et taxé que celui de l'alcool


Ce plan d'expansion n'a rien à envier à ceux de leurs "amis et concurrents de l'industrie". Comme eux, Medicine Man, Good Meds et 3D Cannabis, jusqu'alors spécialistes de la fumette thérapeutique et légale, investissent depuis des mois des millions de dollars pour être prêts le 1er janvier, premier jour de la vente libre de la marijuana dans l'Etat du Colorado. Si cool soit-il, Duncan s'avoue un peu stressé: "J'ai raté la bulle des start-up Internet et le délire de l'immobilier des années 2000. Je n'ai pas l'intention de manquer le grand boom du cannabis." Le compte à rebours a commencé le 6 novembre 2012. Ce jour-là, les électeurs des Etats du Colorado et de Washington, dans le Nord-Ouest, approuvaient par référendum des lois autorisant dès le 1er janvier 2014 la vente et la consommation récréative d'une drogue prohibée depuis 1917 par les autorités américaines. Le commerce sera aussi réglementé et taxé que celui de l'alcool.

En 2000, déjà, le Colorado a légalisé, au point de l'inscrire dans sa Constitution, la consommation de marijuana pour raison médicale. Parmi les 20 Etats américains offrant aujourd'hui ce privilège, il est le premier à l'ériger en tradition locale, aussi pittoresque que lucrative. Denver, la capitale, compte trois fois plus de points de vente légaux, les fameux "dispensaries", que de Starbucks et de McDonald's. Dans cet Etat de 5 millions d'habitants, quelque 108 000 patients sont porteurs, après visa d'un médecin, de la fameuse "carte rouge": un sésame autorisant la possession de deux onces d'herbe (56g) par individu.

"On s'attend à un triplement de la demande de cannabis en un an"

Le cannabis réduit sans doute les nausées des cancéreux en chimiothérapie et des malades du sida, résorbe certains glaucomes, et, plus couramment, mille bobos aussi bénins qu'incurables, tels le mal de dos, les douleurs articulaires ou l'anxiété. Mais il a surtout rapporté 200 millions de dollars de chiffre d'affaires à l'économie locale.

"Avec la légalisation totale, on s'attend à un triplement de la demande en un an, s'enthousiasme Meg Collins, présidente et lobbyiste de la Cannabis Business Alliance, l'une des deux principales associations patronales du secteur. Environ 16 millions de touristes viennent chaque année à Denver ou dans nos stations de ski. Imaginez que 20% d'entre eux achètent nos produits..." Pas moins de 13 Etats américains, dont la Californie, l'Arizona, le Maine et même New York, lorgnent cette expérience grandeur nature de la dépénalisation ordonnée. Au-delà des frontières, aussi, les curieux sont nombreux. En septembre dernier, l'Uruguay a envoyé une délégation à Denver pour renifler les plantations et observer les réglementations locales, suivie par les experts du Canada et de la ville de Mexico.

"Ce devrait être la ruée. Mais, au moins en apparence, notre travail ne changera pas trop en janvier", reconnaît Jason Medrano, l'un des quatre vendeurs du dispensaire de Good Chemistry, situé sur Colfax Avenue, la rue la plus passante de la ville. Le long comptoir regorgera toujours de présentoirs de joints à 5 dollars, de cookies cuits au beurre de ganja et de bocaux de verre bourrés de fleurs verdâtres, aux noms ésotériques: Ingrid, Blue Dream, Sour Diesel ou Violator Kush, vendus entre 120 et 200 dollars le sac de 28 grammes. A l'approche de l'échéance, la révolution a lieu en coulisses: l'heure est à la professionnalisation. Tout le personnel revient d'un séminaire d'entreprise consacré à l'accueil du client. Au programme, les conseils à prodiguer et les variétés appropriées à chaque consommateur, en particulier les novices.

Et ce n'est pas tout. "Il faut dédoubler toute notre comptabilité, diviser nos stocks", soupire Jason, rivé à l'ordinateur, au milieu des senteurs de BlueDream. Une obligation légale: si le cannabis médical est soumis à la TVA normale, sa version "récréative", elle, sera taxée à plus de 35%. Afin de prouver leur bonne moralité, sans doute, les acteurs du secteur ont eux-mêmes suggéré ce taux d'imposition, ajoutant que les premiers 40 millions de dollars de recettes fiscales pourraient être attribués au budget des écoles publiques du Colorado.

Leurs experts, en concertation depuis deux ans avec les autorités, ont applaudi l'interdiction de vente aux moins de 21 ans et défini les limites légales de la dope au volant: les automobilistes contrôlés avec plus de 5 nanogrammes de THC (le psychotrope contenu dans la marijuana) dans le sang encourent les mêmes lourdes peines qu'un contrevenant avec 0,8 gramme d'alcool.

Si licite soit la marijuana dans le Colorado, elle figure toujours au fameux "tableau 1" des substances les plus prohibées par le gouvernement fédéral américain. A Washington, le ministère de la Justice s'est contenté de suspendre l'ouverture de poursuites contre les autorités de Denver, en 2009 puis en 2011, le temps d'évaluer l'expérience.

Le Colorado se veut donc exemplaire. Pour éviter l'in filtration par les cartels de la drogue, les licences - payées 18 000 dollars - ne sont attribuées qu'aux entreprises et individus déjà actifs dans la marijuana médicale. Et au compte-gouttes. Sur 2000 demandes, seules 166 ont pour l'instant été accordées. Quant aux investisseurs potentiels, ils doivent, jusqu'en 2016, être résidents de l'Etat depuis au moins deux ans.

Autre obsession: éviter que le Colorado ne devienne le dealer de l'Amérique. Sauf autorisation médicale, personne n'aura le droit de détenir plus d'une once de cannabis, et les touristes ne pourront acquérir cette quantité qu'en quatre achats de 7 grammes chacun, dans des boutiques distinctes. Afin de juguler la surproduction et la tentation d'exporter les surplus, enfin, les détaillants doivent produire au moins 70% de leur marchandise dans leurs propres plantations.

Clubs fumoirs et "tour operators" d'un genre inédit

"La surproduction? On s'achemine plutôt vers la pénurie dès le mois de janvier", tempère Andy Williams, patron de Medicine Man, juché sur une coursive de sa gigantesque usine proche de l'aéroport de Denver. Dans ce hall de 3000 mètres carrés, 40 employés en combinaison beige brodée du sigle maison poussent dans un ordre parfait d'énormes chariots couverts de plantes, d'une salle de maturation à l'autre. Andy n'apprécie guère les joints, mais cet ancien ingénieur dans l'aéronautique militaire a décidé en 2010 d'allier sa science des flux industriels au génie horticole de son frère Peter. Le résultat est un modèle de taylorisme fondé sur le rendement maximal et les faibles coûts de production qui permet à Medicine Man de produire, et de vendre dans sa boutique, près de 50 kilos d'herbe chaque mois. Un record.

"Notre secret, c'est l'éthique du travail", jure Frank Vest, directeur des opérations, en montrant les 20 salariés gantés occupés à tailler les fleurs aux ciseaux, une pratique à laquelle tout le personnel doit s'initier. "C'est essentiel pour sentir le produit, explique Frank, et s'imprégner du mot d'ordre maison:qualité, prévisibilité, bas prix''. Le management paraît bien plus familial chez 3DCannabis, une enseigne connue à Denver. Mais l'enjeu de janvier 2014 y est tout aussi important. "Vu les mises de fonds, l'inflation des loyers des hangars et la consommation d'électricité record des lampes (8000 euros par mois), nous n'avons pas droit à l'erreur", lance Toni Fox, la volubile patronne, en parcourant au pas de charge le chantier de sa nouvelle unité de production. Toni espère attirer aussi les touristes en ouvrant un club fumoir, un moyen de contourner l'interdiction de consommer la drogue dans les boutiques. Elle fait appel à des "tour operators" d'un nouveau genre, comme My 420, Green Tours ou Weed Tours, qui, dès janvier, offriront des circuits shopping.

"Il faut rappeler une évidence: ce business convient de moins en moins aux patrons babas cool", affirme Andrew Boyens, en impeccable chemise bleue et pantalon à pinces, dans son bureau feutré de Rx Remedies, un dispensary haut de gamme situé en plein centreville. "C'est plutôt le terrain des anciens avocats ou des diplômés en gestion, capables de maîtriser les réglementations et de cultiver les réseaux de confiance." Sorti de la fac de droit en pleine récession de 2008, Andrew a convaincu son père de l'aider dans sa nouvelle carrière. Sa mère, experte-comptable, continue d'auditer les comptes, mais le boss n'a eu aucun mal à attirer un associé vers ce secteur plein d'avenir: Yuryi Asomov, son copain d'enfance, diplômé de plusieurs écoles de commerce prestigieuses, a quitté l'une des plus grandes banques de Wall Street pour devenir son directeur financier.

Place aux professionnels. Tripp Keber, un ancien ponte de l'ère des start-up Internet, préside désormais une nébuleuse de 16 entreprises liées au cannabusiness: "La marijuana médicale a déjà rapporté 1milliard et demi de dollars à l'échelle du pays en 2012, et le business total devrait approcher des 10 milliards dans cinq ans, explique l'une des stars du secteur. D'ici là, les géants de la pharmacie, de l'alcool ou du tabac auront déjà commencé à racheter à prix d'or les pionniers du cannabis." Dont lui, espère-t-il. En bon stratège, Keber a d'abord investi dans les activités annexes, telles que les équipements de sécurité. Il s'est aussi intéressé à la dizaine de sociétés de logiciels spécialisées dans le suivi des plantations et des stocks. Mais sa meilleure entreprise reste Dixie Elixirs & Edibles, une PME de fabrication de produits infusés et comestibles qui fournit les deux tiers des détaillants du Colorado en chocolat, biscuits, bonbons, sodas et même huile d'olive à la marijuana. "C'est l'avenir du marché grand public, promet Keber. Le joint n'est plus nécessaire pour savourer les bienfaits du cannabis."

Lindsay Jacobsen, directrice marketing de Dixie, devine les contours de la dope "middle class": "Plus sensuelle et sophistiquée que l'alcool, parfaitement à sa place, par exemple, dans les paniers de douceurs que l'on offre à la Saint-Valentin, dit-elle. On imagine bien la femme active et professionnelle en quête de détente préférer un cachou ou des sels de bain à la marijuana à des cocktails pleins de calories."

Impossible pour les "ganjatrepreneurs" d'obtenir un prêt des banques

Si elle entrevoit des milliards de recettes, l'industrie doit encore franchir quelques obstacles pratiques. Aux yeux du gouvernement fédéral, en effet, la marijuana reste illégale. Les élus locaux, les deux associations de l'industrie du cannabis et la ligue des banques du Colorado se relaient à Washington pour plaider la cause du pragmatisme et en finir avec les pudibonderies fédérales.

En attendant, cette prohibition de principe dissuade les banques d'accorder le moindre crédit aux "ganjatrepreneurs". Même l'ouverture d'un simple compte chèques pose un problème: "Toutes les transactions se font en argent liquide, confie Kristi Kelly, patronne de Good Meds. Je trimballe parfois des dizaines de milliers de dollars dans mon sac à main." Des dizaines de sociétés se sont spécialisées dans la garde de ces fonds en coffre-fort. Ceux qui tentent d'en déposer une partie sur leurs comptes personnels ont bien du mal à en cacher la provenance aux guichetiers, car l'argent empeste la marijuana. Tripp Keber se souvient d'avoir dû déverser des liasses de dollars sur une bâche dans son salon, les asperger de désodorisant avant de les piétiner, avec l'aide de sa femme, pour mieux chasser l'odeur.

Même Barbara Brohl, adjointe du gouverneur et d irectrice du fisc du Colorado, se plaint de l'odeur qui envahit le bureau des licences, où les candidats au cannabusiness paient leurs droits en espèces. "Chaque fois que je m'en lamentais en rentrant chez moi, ma fille me répétait que nous allions marquer l'Histoire, dit-elle. On verra bien..."

Source : http://www.lexpress.fr

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